Anna Cabana, ou l'injonction sexuelle au libéralisme

Daniel Schneidermann - - (In)visibilités - 0 commentaires

Emmanuel Macron affronte sa première grande télé. Forcément, on regarde.

Comme dans The voice, sur TF1, l'intérêt de l'émission Des paroles et des actes ne réside pas dans le répertoire, déjà connu, mais dans l'interprète. Comment le nouveau préposé aux réformes bruxelloises (salut amical à Jean Quatremer) va-t-il se tirer de l'exercice ?

Le dispositif pujadien est savamment paritaire. Aux jurés mâles (Philippe Martinez de la CGT, l'ancien ministre sarkoziste Benoit Apparu, le numéro deux du FN Florian Philippot, le journaliste François Lenglet) sont réservées les affaires sérieuses : le SMIC, le niveau des dividendes, le protectionnisme, l'accord de libre-échange avec les Etats-Unis.

Aux femmes, est dévolue une mission différente. Il s'agit, tout en sourires et en grâces perfides, de pénétrer dans le secret de l'âme de l'invité. Au fond, est-il vraiment de gauche ? Et surtout, comment lui faire cracher l'aveu ultime de toute émission politique qui se respecte : qu'il aurait envie de faire président. Au début de l'émission, c'est traditionnellement la chef du service politique, Nathalie Saint-Cricq, qui s'emploie à asticoter l'invité. Vous qui avez exercé le sérieux métier de banquier d'affaires, comment pouvez-vous raisonnablement vous plier aux enfantillages politiques ? Tiens, cette image, par exemple, où vous vous extasiez devant des têtes de veau à Rungis. Franchement, est-ce bien sérieux ? Hilarité générale. Tout le plateau baigne dans ce consensus : Rungis, les têtes de veau, cette France exotique qui bosse la nuit et n'a pas fait Sciences Po, il faut bien lui faire sa révérence de temps en temps, mais quel bizutage absurde.

Se succèdent trois ou quatre coqs. Puis, à la fin, arrive Anna Cabana, du Point. Et la flatterie change d'angle. Ce n'est plus le banquier millionnaire, qu'on émoustille, mais le fin lettré, qui "ne parle pas la novlangue politique, traditionnelle et un peu ringarde". Franchement, vous qui savez si bien séduire, et qui avez beaucoup lu, comment pouvez-vous oser affirmer que vous ne rêvez pas de faire président, pardon, d'avoir "un destin exceptionnel" ? Et de chatouiller l'ego de sa proie, en le comparant aux grands fauves à destin exceptionnel, Giscard, Sarkozy, Hollande. Toute la savane y passe.

Ce dispositif pourrait paraître innocemment apolitique. Mais dans ses roucoulades, Cabana laisse échapper ceci : "vous qui avez fait montre d'une certaine audace et d'une certaine fraîcheur avec les 35 heures..." Voilà ce que signifie la fraîcheur dans l'imaginaire collectif du Point : la suppression des 35 Heures. Et là, on aimerait remercier Cabana, et Pujadas. L'injonction médiatique au libéralisme, on la connaissait déjà par coeur, on connaissait ses trucs, et ses canaux. Mais jamais sa dimension sexuelle n'était apparue si nettement. Ah, Emmanuel, faites-nous rêver avec la suppression du CDI, chavirez-nous avec le travail le dimanche, faites-nous tourner la tête avec la libéralisation des bus. Merci Anna !

Lire sur arretsurimages.net.