Affaire de Stains : des médias font (trop) confiance à la police

Loris Guémart - - Médias traditionnels - Déontologie - 16 commentaires

Quand une vidéo montre des policiers sans identification, tirer sans danger immédiat apparent sur une voiture, et que la Préfecture de police préfère Twitter aux questions des journalistes, certains médias insistent sur les anomalies manifestes de l'intervention... d'autres pas. Revue de presse.

Le "journalisme de préfecture", expression désormais consacrée pour désigner ceux qui oublieraient toute distance avec leurs sources officielles, a-t-il encore frappé avec l'affaire de Stains ? Dans la nuit du dimanche 15 au lundi 16 août 2021, une vidéo amateur est mise en ligne sur Instagram et sur Twitter. L'on peut y voir trois hommes habillés en tenue civile, sans brassard ni gyrophare, autour d'une voiture qui recule, puis avance. Deux d'entre eux tirent alors à quatre ou cinq reprises, la voiture s'arrête, puis avance encore de quelques centimètres. Ils tirent alors de nouveau, à trois reprises, alors qu'ils sont sur le côté de la voiture. Les médias vont traiter l'affaire toute la journée. Mais pas tous de la même manière.

De premiers médias s'en emparent

Au petit matin du lundi 16 août, elle est relayée sur Twitter par le média social L'Écho des Banlieues, lancé il y a quatre ans, aujourd'hui animé par quinze vidéastes et photographes. Il accompagne la vidéo du texte suivant : "Ça s'est passé cette nuit à Stains, le jeune n'a pas survécu..." Dans les heures qui suivent, elle est supprimée sans autre forme de procès par L'Écho des Banlieues. Pourquoi ? Car le conducteur n'est pas mort mais grièvement blessé (comme sa passagère), a expliqué à Arrêt sur images son fondateur, le journaliste Eric Arnold Nguenti. "Les trois témoignages obtenus [par L'Écho des Banlieues] à Stains étaient erronés", détaille-t-il. Très partagé, ce relais initial fait prendre un écho considérable à la vidéo – L'Écho des Banlieues est d'ailleurs ensuite cité comme ayant révélé cette vidéo par Mediapart, Marianne, Le Parisien et l'AFP.

Le premier média grand public à évoquer l'affaire est Actu Seine-Saint-Denis, rédaction web locale du groupe Publihebdos (filiale de Ouest-France). L'article fait référence à la vidéo, puis à "une source policière" au détour de quasiment toutes les phrases décrivant ce qui aurait mené à ces tirs. "Je ne vois pas pourquoi on mettrait quelque chose d'autre, c'était une source officielle", explique à ASI son autrice, la journaliste Dorine Goth. Car ses informations sont issues d'éléments communiqués suite à sa demande de renseignements auprès de différentes institutions policières et judiciaires. "Ils ont communiqué assez rapidement, ils confirmaient la date de la vidéo qui n'était pas forcément sourcée", détaille-t-elle. Le parquet de Bobigny lui confirme qu'une enquête est ouverte et qu'aucun décès n'est à déplorer, rien de plus. Dans son article ne figurent aucune question par rapport aux derniers tirs, ni par rapport à l'absence d'identification. "On a été pris par le temps", reconnaît sans peine Goth – elle met à jour son article en fin de journée en ajoutant le communiqué du maire de Stains, qui s'inquiète notamment de l'absence de brassards aux bras des policiers.

BFMTV récite la version de la préfecture de police

Quelques minutes après Actu Seine-Saint-Denis, BFMTV met en ligne un article à propos de l'affaire. "Deux personnes ont été transportées avec un pronostic vital engagé, après des tirs de police, a appris BFMTV de source policière", débute le texte où ne figure aucune mention de la vidéo pourtant à l'origine de l'information. La suite de l'article, elle, est dépourvue de source, et formulée à l'affirmatif : "Après avoir coupé le contact, le conducteur du véhicule a redémarré brusquement en marche arrière, percutant le policier en protection. Le deuxième policier qui était au contact du conducteur, a tenté d'immobiliser le véhicule et a été entrainé sur plusieurs mètres par le conducteur qui tentait de s'enfuir en marche avant. Les policiers ont fait usage de leur arme administrative à plusieurs reprises."

Peu après midi, la Préfecture de police communique directement sur les réseaux sociaux, par l'intermédiaire d'une pastille vidéo d'une "porte-parole" – dont les éléments sont quasi-identiques à ceux transmis aux journalistes avant sa mise en ligne, selon nos informations. Pour la seconde fois seulement, la première concernait un policier adepte de Tik Tok (nous vous racontions son histoire ici). "«La version officielle», vous sera à présent délivrée sur les réseaux sociaux par une jeune femme désignée «porte-parole du ministère de l'Intérieur». Nouvelle stratégie de com en test cet été", ironise sur Twitter le journaliste fondateur de Taranis News, Gaspard Glanz, observateur plus qu'attentif de l'institution policière. Et cette vidéo s'avère plutôt gênante pour BFMTV, puisqu'à quelques mots près, la porte-parole lit le même texte que celui de l'article de la chaîne d'information en continu – ce que relève d'ailleurs le journaliste David Dufresne.

"Qui va oser contester que cet article est un simple copié-collé de la version policière. C'est systématiquement pareil dans toutes les affaires impliquant la police (...) Et comme ici sans conditionnel et sans même clairement avertir que c'est la version de la police. Elles ne prennent même pas la peine de relayer ou décrire la vidéo qui montre la scène", s'indigne sur Twitter le journaliste du Média Taha Bouhafs en interpellant les autrices de l'article. "Nous décrivons cette vidéo à l'antenne, nous n'avons pas les droits d'auteur pour la diffuser. Nous expliquons aussi qu'il y a la version de la police d'un côté et l'enquête qui démarre de l'autre. L'usage des armes par les policiers dans ce contexte pose de nombreuses questions", lui répond à 15 h l'une d'elles, Cécile Danré, quelques minutes avant la première évocation du sujet à l'antenne. Elle ne convainc pas Bouhafs faute de répondre à propos de l'article – beaucoup d'autres médias se sont par ailleurs passés d'autorisation pour diffuser cette vidéo, compte tenu de son intérêt public.

Certes, en plateau, l'intervention de plusieurs minutes de la cheffe du service police-justice de la chaîne d'information, Cécile Ollivier, est effectivement équilibrée : elle y décrit la vidéo et se montre critique à propos de ce qu'on peut observer de l'intervention de la Brigade anti-criminalité de Stains. Ce qui n'était pas le cas de l'article (Danré n'a pas répondu aux sollicitations d'ASI). Peu avant 16 h, il est discrètement mis à jour, sans aucune modification du récit initial des faits mais avec la mention de la vidéo cette fois-ci, l'intégration du passage à l'antenne de Cécile Ollivier, et des questions : "Y a-t-il eu une menace envers les policiers ? Les policiers qui n'étaient pas en uniforme, sans brassard de police, ont-ils décliné leur qualité de policier ? La deuxième salve de tirs était-elle indispensable ?"

L'AFP n'analyse pas la vidéo

Si l'article initial de BFMTV se distingue dans sa fidélité à la parole policière, il n'est pas le seul média à la prioriser sur l'analyse de la vidéo. Ainsi, Le Parisien estime les images "impressionnantes", mais aucune description n'en est faite, aucune question n'est posée sur les méthodes employés par les policiers dans la vidéo – sa principale autrice n'a pas répondu aux sollicitations d'ASI. Une partie seulement du récit des faits antérieurs à la vidéo, communiqué par la police, est au conditionnel et attribué à la traditionnelle "source proche de l'enquête".

Même attribution à une "source proche de l'enquête" pour l'AFP, dont la première dépêche (publiée par Le Figaro, entre autres) tombe à 13 h 30 ce 16 août, proposant un récit proche des autres articles publiés jusqu'à ce moment-là, et donc du discours de la Préfecture de police. "Une vidéo amateur, diffusée et largement partagée sur les réseaux sociaux, montre les deux agents faire ensuite feu à plusieurs reprises sur la voiture, avec leur arme de service", se contente de préciser l'agence de presse en fin de dépêche – sollicitée, l'AFP n'a pas pu nous répondre dans les délais impartis à publication. Il faut ensuite attendre la fin de soirée pour que l'AFP ajoute enfin, dans une troisième dépêche, une mention de l'absence d'identification, en citant le communiqué du maire de Stains.

Au service web de Franceinfo, la version transcrite de l'intervention de la journaliste Margaux Stive à l'antenne de France Info ne précise pas qu'une partie du récit vient de la préfecture de police (jusqu'à une mise à jour en fin de journée), pas plus qu'il n'utilise le conditionnel (interdit par la charte de Franceinfo). Pourtant, la journaliste assure à ASI avoir mentionné explicitement et à plusieurs reprises à l'oral le fait que ce récit était exclusivement policier – elle n'a pas rédigé la version publiée sur le site web, même si son nom y figure. "Il semble qu'aucun élément ne permet d'identifier les policiers, qui ne portent pas de brassard ou n'ont pas allumé de gyrophare", pointe par ailleurs Stive à l'antenne comme dans l'article du site web. "C'est ce qui interroge quand on regarde la vidéo, si on n'a pas le contexte, rien n'indique que ce sont des policiers... on se demande évidemment si les personnes dans la voiture étaient au courant", complète-t-elle auprès d'ASI.

Libé, Mediapart et Le Monde critiquent l'intervention

Car elle n'est pas la seule à se poser des questions, et surtout à les mettre en avant. Dès 13 h le 16 août,Libération s'interroge sur le fait qu'aucun des policiers n'est identifiable, et cite "une source policière" plutôt "perplexe" par rapport aux derniers coups de feu, alors que les policiers, sur le côté, ne semblent pas directement menacés (il apparaîtra ensuite que le conducteur n'était pas armé). Deux heures plus tard, Le Monde enfonce le clou en analysant la vidéo plus en profondeur : "Les tirs qui continuent à être appliqués à bout portant alors que les premiers coups de feu ont immobilisé le véhicule sur la chaussée, sans que rien, ni signes distinctifs ni port du brassard réglementaire siglé «police», ne vienne attester de la qualité de policiers des deux fonctionnaires en cause." Car son auteur, le journaliste Antoine Albertini, explique à ASI avoir appelé plusieurs de ses contacts bon connaisseurs des interventions de police. "Tout ça n'est pas très conforme à ce que techniquement, on est en droit de faire quand on est policier, y compris pour se protéger."

Ce n'est pas tout. Le quotidien du soir est le premier à mettre en cause directement la communication rapide et publique de la Préfecture de police – et le seul de tous les médias français à rappeler le passif de la Brigade anti-criminalité de Stains. "Si elle présente un déroulement des faits antérieur à la fusillade, sans qu'il soit du reste possible d'en confirmer la véracité faute d'images, la vidéo reste en revanche muette sur les conditions de l'intervention des policiers", écrit ainsi Albertini. "Ça relève de l'évidence de discuter le discours officiel, la base de notre travail, il me semble, fait-il remarquer à ASI. Je questionne moins les termes mêmes de la communication de la Préfecture de police que l'absence de communication sur les faits eux-mêmes : ce qui s'est passé au moment des faits est filmé, ce qui intervient avant ne l'est pas." Le 26 octobre, le journaliste a pu mettre la main sur une autre vidéo, et constate qu'elle "montre (...) un déroulement des faits en contradiction avec" ces éléments de la Préfecture de police.

Chez Mediapart, les conditions d'intervention "interpellent". Car le média analyse aussi la vidéo en profondeur : "D'abord en raison du nombre de balles tirées à l'intérieur du véhicule sans jamais chercher à l'immobiliser, en visant par exemple les pneus. (...) Aucun élément ne permet d'identifier les policiers, qui ne portent pas de brassard et n'ont pas allumé de gyrophare. (...) En revanche, on voit un policier en train de grimper par la fenêtre du conducteur dans les premiers instants, méthode qui interroge et qui a pu faire penser au conducteur qu'il n'était pas en présence de policiers mais de braqueurs." Son auteur, le journaliste Mathieu Suc, est le seul à pointer la possibilité de tirer dans les pneus – bien plus commune dans de telles situations, selon de nombreux articles publiés ces dernières années.

Et il fait part des mêmes interrogations à ASI que son confrère du Monde. "Il faut rester très prudent à propos du début de la scène et des premiers coups de feu, pointe-t-il. En revanche, la fin de la scène est littéralement choquante, il est assez clair que les policiers ne sont pas en danger, ni personne d'autre." D'autant plus que lui aussi estime que la vidéo diffusée sur Twitter par la Préfecture de police "élude les éléments essentiels". Le tout alors que celle-ci et le parquet de Bobigny ont refusé de communiquer, comme ils l'ont fait avec le journaliste du Monde, une fois leurs éléments de réponse transmis à de premiers médias et sur le réseau social. "C'est quand même particulier..." Cette stratégie de communication à sens unique marque en effet un net changement par rapport aux nombreuses autres vidéos mettant en cause des interventions de la police en 2021 – jusqu'alors, c'était plutôt silence radio.

Rebelote deux jours après

Les médias ayant mis en avant le récit policier au détriment d'une analyse des éléments problématiques visibles dans la vidéo ont-ils tiré les conséquences des récits plus fouillés ayant été publiés après les leurs ? Mercredi 17 août, peu après 17 h, le parquet de Bobigny envoie un communiqué de presse à de nombreux médias : il annonce la levée de la garde à vue des deux policiers, pour lesquels il "a écarté l'intention homicide". Pas de crime donc, mais un potentiel délit, désormais. Actu Seine Saint-Denis et Le Parisien (qui publient très rapidement), puis Marianne citent en longueur le communiqué, qui ajoute des éléments antérieurs à la vidéo afin de justifier l'intervention policière, sans néanmoins apporter de preuve formelle telle qu'une vidéo issue de caméras de surveillance. Sauf que peu après, Mediapart met en ligne un article qui rapporte aussi les vives critiques de l'avocat de la famille du conducteur, Me Yassine Bouzrou.

Sous la plume de Suc, Bouzrou dénonce cette "correctionnalisation" de l'affaire, porte plainte "du chef de tentative d'homicide volontaire mais aussi de faux en écritures publiques". Et demande le dépaysement du dossier hors de Bobigny car "le tribunal judiciaire de Bobigny [s'est] illustré à plusieurs reprises dans la presse pour sa mauvaise gestion d'affaires relatives à des faits mettant en cause des fonctionnaires de police". Des faits également relayés par l'AFP dans sa dépêche diffusée à la suite de l'article de Mediapart – relayée par Europe 1, Le Monde et France 3, entre autres. Mais ils n'ont fait l'objet d'aucune mise à jour des articles du Parisien, de Marianne ou d'Actu Seine-Saint-Denis– "on est passé à côté", regrette la journaliste du site web local, concentrée ce jour-là sur la couverture d'autres tirs de policiers à Rosny-sous-Bois. Qu'il soit dû aux moyens limités des rédactions, à la course à l'actu ou à une certaine porosité avec la communication de plus en plus élaborée des services de police, le "journalisme de préfecture" semble avoir encore quelques beaux jours devant lui.

La victime témoigne dans le Bondy Blog

Le 16 septembre, le conducteur sur lequel les policiers ont tiré s'est exprimé dans le Bondy Blog. "Dans mes souvenirs j’étais à l’arrêt. Une voiture s’arrête à ma hauteur. Trois hommes à l’intérieur me regardent avec insistance. J’ignore qu’il s’agit de policiers. Je leur fais signe pour savoir qu’est-ce qu’il y a ? À ce moment, ma copine M. dort à l’arrière. Très vite, je reçois un coup de feu. Après j’ai des flashs qui me reviennent. Selon la psychologue, mon cerveau s’est verrouillé et s’est mis en mode sécurité, assure le trentenaire. J’ai eu très peur, j’ai voulu fuir parce qu’à aucun moment je me dis que ces hommes sont des policiers. Ils ne portaient ni brassard, et leur voiture n’avait pas de gyrophare, ça aurait pu être un car-jacking ou autre chose…"Mais à la notable exception de BFMTV, aucun des grands médias ayant couvert l'information initiale n'a jugé utile de relayer son témoignage.

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