Accident de Massy : 70 TGV pèsent plus qu'un mort

Maurice Midena - - (In)visibilités - 34 commentaires

Ce dimanche 25 juillet 2021, un affaissement de terrain près de la gare de Massy (Essonne), a causé la mort d’un employé de la SNCF. Mais les médias se sont bien plus intéressés à la "galère" des usagers des TGV annulés du fait de l'accident qu'à l’accident lui-même. Les accidents du travail demeurent un sujet ignoré des journalistes.

Juste après un sujet sur les médailles françaises aux Jeux olympiques, le présentateur de France 2 Julien Benedetto lance une nouvelle séquence de son JT de 13 h, ce lundi 26 juillet. "Des milliers de voyageurs bloqués, des trains annulés, des retards de plusieurs heures. Le trafic ferroviaire a donc été fortement perturbé hier soir, entre la gare Montparnasse et la façade atlantique. En cause : un éboulement sur un chantier à Massy, qui a provoqué la mort d'un ingénieur de la SNCF. Depuis ce matin, les trains circulent à nouveau normalement..." 

Dans le reportage suivant sont évoquées la mort de l’ingénieur de 55 ans et les recherches qui se poursuivent ce matin-là pour retrouver son corps. Puis la voix off enchaîne sur la "paralysie du nœud ferroviaire de Massy", les "70 TGV bloqués sur la façade ouest", et les milliers de passagers "arrêtés dans des petites gares". Suivent le témoignage d’une usagère bloquée dans un train Intercités et les réactions de voyageurs bloqués en gare. Puis le reportage nous entraîne vers les voyageurs laissés "sans solution" à Bordeaux. Une usagère raconte : on lui a expliqué qu’il "n'y avait pas de taxi, pas de bus, que les hôtels étaient saturés, et qu’il fallait qu'[ils se débrouillent]". Suit un nouveau micro-trottoir de passagers épuisés, qui n’ont "pas d’informations" sur l’incident en cours ni sur le moment d’un éventuel redémarrage. Heureusement, la voix off nous rassure : "Ce matin, le trafic vers l’ouest a quasiment repris sans encombre."

Même jour, même heure, même traitement du côté de TF1. Jacques Legros ouvre son journal sur la météo : il fait gris et frais en Bretagne, et des vacanciers de Fouesnant doivent s'adapter à ce climat pas très amical. Legros lance son second sujet : "(...) des gens (...) ont passé une bonne partie de la nuit dans le train", suite à l'accident de Massy. Le présentateur évoque le cadre de la SNCF décédé. Le sujet qu'il lance y fait aussi référence, rapidement. Dans le reportage, un micro-trottoir similaire à celui de France 2, comme on peut le voir ci-dessous. 

Les voyageurs bloqués valent autant (plus ?) qu'un mort 

Alors qu'un homme est mort sur son lieu de travail, les médias s'intéressent davantage aux passagers bloqués en gare. Dès dimanche soir et jusque lundi, tous les médias ou presque ont relayé ce drame sur le même schéma : un accident ayant coûté la mort à un employé de la SNCF... a entraîné l'interruption du trafic en provenance et à destination de la gare Montparnasse. Dans les titres, l'info principale, ce sont surtout les trains. "Arrêt des liaisons entre la gare Montparnasse et le sud-ouest à cause d'un éboulement, un mort", titre BFM. Quand ce n'est pas le titre, c'est l'article qui donne plus de place aux voyageurs bloqués qu'à l'accident mortel : Ouest-France accorde ainsi son premier paragraphe au drame, puis trois paragraphes à l'évolution du trafic. Quand les articles sont un peu plus équilibrés, le décès de l'ingénieur n'est jamais une information en soi. Il est systématiquement relié au trafic perturbé, comme dans le Huffington Post

On retrouvait cette même dynamique la veille sur BFM. À 19 h 52, le co-présentateur annonce : "À Massy-Palaiseau, une coulée de boue a entraîné un affaissement au niveau de la gare de Massy. Circulation coupée actuellement dans les deux sens entre Massy et Montparnasse, trafic fortement perturbé." A 20 h 02, on enchaîne sur les débats à l'Assemblée nationale sur le pass sanitaire. Dans le bandeau à l’écran, on peut lire : "Massy : au moins une personne est recherchée sur un chantier de travaux de forage au niveau de la gare SNCF", et "70 TGV" sont "impactés". Cela fait pourtant sept minutes qu'une dépêche AFP est tombée, annonçant le décès du cheminot. À 20 h 21, on parle enfin de "l'ouvrier décédé", suite à un "affaissement dû à une coulée de boue" dit la co-présentatrice. Une envoyée spéciale sur le chantier où est décédé le cheminot évoque les pompiers "qui continuent leurs recherches". Mais elle poursuit : "On sait que le trafic est très fortement impacté. Il n’y a plus du tout de TGV qui circulent depuis la gare de Massy-Palaiseau. […] Énormément de trains sont bloqués, de passagers désemparés." Elle est pourtant sur le lieu du décès. 

À 20 h 30, les présentateurs interrogent François Durovray, président du conseil départemental de l’Essonne. Après quelques mots sur la nature du chantier, la co-présentatrice demande : "Est-ce qu’on sait s'il y a une chance que le trafic soit rétabli ce soir ? On sait que l’axe TGV-Atlantique est complètement à l’arrêt pour l’instant." En plateau, un sapeur-pompier explique ensuite comment les pompiers procèdent pour les recherches du corps. Mais à 20 h 40, on retrouve un envoyé spécial à Montparnasse, sur les lieux d’un autre drame donc : celui des milliers de passagers coincés en gare. L'un d'eux : "C’est très compliqué de reporter le voyage, parce que moi demain matin j’ai un travail, qui fait que je ne peux pas annuler quoi que ce soit, c’est des rendez-vous précis donc euh, donc on va essayer de trouver une solution."

"La mort du travailleur n'intéresse pas les rédactions"

Tel est le sort réservé aux accidents du travail : être passés sous silence, ou traités comme des fait divers. Matthieu Lépine le sait bien, qui avec son compte Twitter "Accident [sic] du travail : silence, des ouvriers meurent", recense depuis deux ans les personnes qui meurent sur leur lieu de travail,  en s'appuyant sur les articles de la presse régionale. "C'est toujours pareil. Si on en parle, c'est parce que ce sera en lien avec une polémique, pour alimenter un buzz", explique-t-il à ASI. L'accident de Massy est un cas d'école pour ce professeur d'histoire : "Là, on en a parlé, mais seulement parce qu'il y a tous ces passagers bloqués, qui avaient faim et soif. Mais ce sera toujours une variable, jamais une information principale. La mort des travailleurs n'intéresse pas les rédactions." Le surlendemain du drame, presque tous les médias étaient passés à autre chose. Seul Le Parisien a publié le 26 juillet un article spécifique sur l'accident mortel.On y apprend que l'ingénieur de la SNCF était présent sur un chantier pour une "simple visite de contrôle", quand le sol s’est affaissé. Le chantier a pour but de remplacer deux ponts ferroviaires vieillissants. 

Pourtant, il y a de quoi faire. Lépine a déjà recensé 178 personnes mortes dans l'exercice de leurs fonctions cette année. En 2019, les données officielles de l'Assurance maladie faisaient état de près de 655 000 accidents du travail dont 733 décès, sans compter les accidents pendant le trajet domicile-travail. Et ces chiffres ne prennent pas en compte tous les métiers : le nombre de morts pourrait être plus important encore. 

Rares sont les médias qui se saisissent du sujet de manière proportionnée. En 2019, Le Monde pointait "l'opacité des chiffres"et surtout "l'indifférence des autorités" concernant les morts au travail. Libération, la même année, publiait aussi une longue enquête sur cette problématique. Cette année-là, la mort d'un livreur Uber Eats de 18 ans, renversé par un poids lourd, avait ému. "Il y a certes eu une progression de la visibilité des enjeux de santé au travail, qui s'est faite autour du scandale de l'amiante, des troubles musculo-squelettiques, relevait dans Libération Véronique Daubas-Letourneux, sociologue à l'Ecole des hautes études en santé publique. Mais les accidents du travail restent, eux, à bas bruit. Ils sont traités sous le registre des faits divers, donc de la fatalité, et non comme un enjeu de santé publique." Depuis cette énième mort tragique, les travaux journalistiques d'ampleur continuent de manquer.

Fait social contre faits divers

Au Média, Filipo Ortona avait lancé en fin d'année 2019 une série de reportages sur les personnes mortes au travail. "On voulait mettre en avant la biographie des victimes, mettre en avant leur histoire personnelle, leur rendre un peu d'humanité", dit-il à ASI. Pour le moment, la série plafonne à quatre épisodes : "C'est beaucoup de travail. Les tournages sont assez courts, mais le travail d'enquête est très long. Et au Média, on n'a pas les moyens de se focaliser sur un seul sujet pendant des mois", nous explique Ortona. Enquêter demande temps et moyens. Dans les rédactions qui refusent d'en donner, quand un homme périt sur son lieu de travail, il est plus facile d'enchaîner les micro-trottoirs sur les tracas collatéraux que sa mort a engendré.

L'autre obstacle pour la multiplication de ce genre d'enquêtes provient, selon Ortona, de l'idéologie dominante dans les rédactions : "Ces sujets interrogent la santé, la rentabilité, les conditions de travail. En s'en emparant, on s'engage dans une direction politique avec laquelle certaines rédactions ne sont pas très à l'aise..." Interrogée le 27 juillet 2021 par Libération, la chercheuse Véronique Daubas-Letourneux insiste sur l'importance de ne pas considérer ces accidents comme des faits divers, mais comme des faits sociaux.  " Dans mes travaux, j’interroge des accidentés qui viennent de secteurs extrêmement variés. Dans leurs récits, il y a des régularités fortes qui ressortent  : l’intensification du travail, le travail dans l’urgence, le travail en sous-effectif. Donc il y a un certain nombre de dimensions liées à l’organisation du travail. L’accident du travail est un fait social : on ne peut pas se contenter d’une explication relevant du hasard, de l’imprudence."

"On veut mettre en avant la dimension systémique de certains de ces accidents", complète Ortona auprès d'ASI. Lépine abonde en ce sens et nous raconte que, 48 h après la mort du cheminot, il avait déjà relevé deux nouveaux décès, dont celui d'un ouvrier de 58 ans de Saône-et-Loire, après une chute de cinq mètres. Un toit en fibrociment a cédé sous son poids. "C'est un accident que je vois souvent passer, nous assure-t-il. C'est souvent lié à des histoires d'amiante." En 2019, Bastamag avait publié une longue enquête sur la mort, en 2017, d'un cordiste de 21 ans dans la Marne. L'article racontait par le menu la dangerosité d'un métier exercé par des "débutants, intérimaires et à peine formés, [qui] devaient détacher d’énormes blocs de résidus de céréales dans des silos mal aérés et obscurs de l’agro-industrie, au sein desquels ces cordistes descendaient en rappel. L'un d'eux n'est jamais remonté."

Lire sur arretsurimages.net.