Absentéisme : l'étude biaisée qui a fasciné les médias
Manuel Vicuña - - Médias traditionnels - Déontologie - 34 commentairesLes salariés français absents 17 jours par an... vraiment ?
"Un salarié du privé est absent 17 jours par an". C'est du moins ce qu'avance une énième étude sur l'absentéisme au travail, relayée sans vérification et recul par bon nombre de médias, et produite par un cabinet de consulting... qui vend aux entreprises des solutions contre l'absentéisme.
"La hantise des chefs d’entreprise gagne encore du terrain." Ce jeudi matin, effarée, BFM TV comme la plupart des médias français nous donne des nouvelles du monde du travail. Et ça va mal pour les DRH, les patrons de start-up et les capitaines d’industrie, au bord du malaise, eux qui doivent maintenir le cap malgré un fléau grandissant. BFM explique : "L’an dernier l’absentéisme dans le secteur privé est passé de 4,59% à 4,72%, soit plus de 17 jours d’absences par salarié !"
En France, donc, les salariés s'absenteraient du travail plus de trois semaines par an. Mais d’où sort ce chiffre de 17 jours ? Il provient d’une étude ficelée par un cabinet de consulting privé, Ayming. En s’appuyant notamment sur les données compilées par la mutuelle santé AG2R auprès de 46 000 entreprises, ce cabinet vient de publier, en "exclusivité" avec Le Figaro et BFM, son dernier "baromètre de l’absentéisme". Enfin, plus ou moins en exclusivité, puisque quasi immédiatement, du Monde à France Info, d’Europe 1 au Point en passant par LCI, tous les médias ont relayé, comme un seul homme, les conclusions de cette étude sur ce phénomène grandissant.
"Climat de suspicion"
On y apprend donc que les Français ont été plus absents au travail en 2017 qu’en 2016. Que les Corses sont plus absents que les Normands ou les Parisiens. Que les femmes sont plus absentes que les hommes. Les vieux moins souvent, mais plus longtemps que les jeunes. Et qu’avec le temps un salarié est moins absent car "davantage responsabilisé".
À la lecture des gros titres relayant l’étude, on en oublierait presque que les absences dont il est ici question ne sont ni des jours de RTT, ni des abandons de poste, ni des jours de formation ou de congés maternité et paternité, ni encore moins des vacances… mais des arrêts de travail pour raisons de santé, maladie, accidents du travail, accidents de trajet et maladies professionnelles. L’étude n’en fait pas un secret, et note par exemple que si les femmes sont plus absentes que les hommes, c'est pour des raisons liées aux postes qu’elles occupent ("générateurs de problèmes de santé plus importants - troubles musculosquelettiques"). Mais, force est de remarquer que l’info principale, celle qui fait les gros titres des télés et des articles de presse, c'est surtout ce chiffre de 17 jours d’absence par an.
Il y a quelques jours, dans le JDD, Edouard Philippe pestait contre l’allongement des arrêts de travail : "C’est comme si notre pays avait instauré une journée de congé supplémentaire." Ce jeudi, certains médias comme Europe 1 n’ont pas manqué de considérer que ce "baromètre de l’absentéisme" venait corroborer le fléau dénoncé par l’exécutant en chef de la Macronie. "À l’unisson du discours ambiant, voilà qui instille l’idée absolument fausse que l’absentéiste c’est le branleur qui va à la pêche, le Français paresseux qui profite du système alors qu’on parle ici d’arrêts maladie, de problèmes de santé parfois passagers mais aussi parfois très lourds, ainsi que d’accidents et de pathologies liés au travail", s’agace l'ex-rédacteur en chef du magazine spécialisé Liaisons sociales, Stéphane Béchaux, interrogé par ASI.
Sociologue du travail, jointe par ASI, Danièle Linhart déplore aussi un "climat de suspicion" à l'égard du sérieux des salariés : "Pourtant, il serait faux de croire que les gens s’absentent à la légère. Ce qu’on observe, c’est que les salariés s’absentent quand ils n’ont pas d’autres choix, pour se soigner, pour mieux tenir le rythme dans la durée, et pour régler certaines problématiques liées à leurs conditions de travail." Alors que l’étude ne fait jamais mention du phénomène du burn-out et évite soigneusement les mots de "souffrance au travail" pour parler plutôt d’"insatisfaction des salariés", la sociologue rappelle : " Ce qu’on oublie, c’est l’intensification du travail, le manque d’autonomie laissée aux salariés, leur mise en concurrence toujours plus importante, ainsi que la contradiction récurrente entre les objectifs auxquels ils sont soumis et les moyens réels dont ils disposent pour faire un travail dans lequel ils mettent une forte charge émotionnelle."
"Présentation trompeuse"
Quant à ce chiffre de 17 jours d’absence par an et par salarié, brandi par les médias ? "C’est une présentation trompeuse. Il ne s’agit que d’une moyenne entre ceux qui sont en arrêt de six mois voire d’un an pour des maladies de longue durée, et ceux qui ne sont jamais ou que très peu absents pour maladie", fustige Béchaux. Il ajoute : "Si cette étude était honnête, elle donnerait la répartition entre les différents types d’arrêts de travail, de plus ou moins courte durée. Ici on ne sait pas quelle est la proportion et le nombre de courtes et de longues absences." Contactée par Arrêt sur images, la communication du cabinet Ayming admet que l’étude "ne va pas jusqu’à ce degré de précision".
Pourtant, sur BFM, un expert du cabinet s’est bien senti obligé de le préciser : "Beaucoup d’absences sont de très longues absences de plus de 90 jours et ça impacte fortement cet indicateur." Pour Béchaux, la chose est entendue : "Dire que le salarié français est absent 17 jours par an... ne veut strictement rien dire".
Méthodologie biaisée
Mais outre cette présentation en trompe-l'oeil, la méthodologie-même de l’étude laisse pantois. L’étude parle d’un taux d’absentéisme de 4,72% en 2017, en hausse par rapport à 2016 (4,59%). Sauf que voilà, comme nous l’a confirmé Ayming, l'absentéisme n’a pas été calculé sur les quelques 250 jours ouvrés ou même les 300 jours ouvrables travaillés par les salariés en 2017, mais sur… 365 jours, incluant donc les samedis, dimanches et vacances. "Comme on ne travaille pas tous les jours de l’année, ça n’a aucun sens. Sauf à vouloir gonfler l’absentéisme", pointe Stéphane Béchaux.
Quant à noter une hausse significative du taux de l'absentéisme en France dans le privé ? Ayming pointe 17,2 jours d'absence par salarié en 2017. Étant donné que l'année passée, bon nombre de médias avaient arrondi à 17 le chiffre de 16,8 jours d'absence en 2016, la hausse, telle que présentée dans les médias, n'a vraiment rien de spectaculaire.
Auprès d'Arrêt sur images, l'ex-rédacteur en chef de Liaisons sociales magazine s’étrangle face au traitement médiatique : "Je m’étonne beaucoup du manque de rigueur de mes confrères journalistes qui relaient des chiffres sans se poser de question. Ça fait beaucoup de bruit, on en parle partout, mais qui regarde véritablement le dessous de ce type d’étude ?"
"Diagnostic, gestion, et cartographie" de l'absentéisme
La question se pose avec d'autant plus d'acuité quand l'on sait qu'Ayming n'est pas un organisme public de statistique et d'études, mais un groupe de conseil privé spécialisé en "business performance". Un petit tour sur son site permet de découvrir que ce cabinet vend ce qu'il appelle "des solutions de conseil et d’économies aux décideurs RH [directions des ressources humaines]." En d’autres termes, Aimyng n’est ni plus ni moins qu’un cabinet de consulting qui, moyennant finances, prodigue ses services de conseils en management et gestion des ressources humaines aux directions d’entreprise (dont Veolia, Lafarge, France Télévisions, Pierre et Vacances ou Sodexo). Ce cabinet vend ainsi aux entreprises des diagnostics et des cartographies du fléau, des formations en "management de l’absentéisme" et propose même aux DRH et managers... un logiciel leur permettant d'être informés "via l’envoi d’alertes instantanées (e-mails et SMS)" en cas d’absences de leur salariés, et ce "pour pouvoir réagir en temps réel".
La crédibilité d'un tel cabinet en matière statistique et scientifique ? Le journaliste Stéphane Béchaux soupire : "C’est celle d’un vendeur de pansements qui publierait des études montrant que les Français ont beaucoup d’ampoules."