Abad et accusations de viol : les médias face à son handicap

Pauline Bock - - 32 commentaires

Damien Abad met en avant son handicap pour expliquer qu'il ne peut commettre de viol ; un argument que les médias, embarrassés, interrogent peu. Pourtant, le déroulé des faits tels que décrits par les victimes présumées éclaire sur la dimension psychologique de la contrainte, et les articles des dernières années décrivent un homme capable de "faire presque tout". Analyse.

Une enquête de Mediaparta révélé le 21 mai que deux femmes accusent le nouveau ministre Damien Abad de les avoir violées, respectivement en 2010 et 2011. L'une d'elles, Margaux, a déposé plainte pour viol contre lui en 2017, après avoir abandonné sa démarche de plainte en 2012. Damien Abad, transfuge récent de LR à la majorité présidentielle, a été nommé ministre des Solidarités, de l'autonomie et des personnes handicapées. Il est lui-même atteint d'une maladie congénitale rare, l'arthrogrypose, qui provoque des déformations, des raideurs articulaires, et handicape ses mouvements.

"Atteint d'une maladie congénitale – l'arthrogrypose, qui atteint la mobilité de ses quatre membres –, l'élu s'est toujours efforcé de faire de son handicap une force et a réussi à gravir les échelons en politique," écrit Marine Turchi dans Mediapart, après avoir détaillé le récit des plaignantes. À Arrêt sur images, Marine Turchi explique que l'élément du handicap "a été omniprésent" pendant son enquête d'un an et demi : "Tout le monde m'en a parlé, aussi bien les deux femmes qui témoignent que leurs confidents au fil des années. Ils m'ont expliqué combien ça a été une donnée dans l'affaire, aussi bien dans la manière dont elles se sont comportées durant les faits, que sur la difficulté de parler et d'être entendues." Et c'est important, car Damien Abad, qui "conteste avec force" les accusations, fonde sur son handicap une grande partie de sa défense : "C'est l'élément central qu'il met en avant," dit Turchi.

Le récit des victimes

Chloé* (le prénom a été modifié), une femme d'une quarantaine d'années, témoigne dans Mediapart d'un "black-out" après une soirée avec Abad et une coupe de champagne, en 2010. Elle raconte avoir repris conscience dans une chambre d'hôtel non loin du bar, "en sous-vêtements" et en présence de Damien Abad, avec la sensation d'avoir été "droguée". En 2011, Margaux, alors jeune militante centriste, a finalement cédé aux avances insistantes d'Abad. "Elle prétend qu'après un début de relation consentie, l'élu lui aurait imposé une pénétration anale, alors qu'elle avait dit non de manière «affirmée», «à plusieurs reprises»". Margaux a porté plainte pour viol en 2017, après avoir abandonné une première procédure en 2012. Selon Mediapart, "l'enquête a été classée sans suite après des investigations peu approfondies". Les enquêteurs, explique Marine Turchi, se sont "contentés des déclarations de Damien Abad, qu'ils avaient ré-auditionné pour lui demander les actes de la vie courante qu'il pouvait faire et ne pas faire. Ils n'ont pas mandaté d'expert médical".

La journaliste considère que "si [Abad] n'avait pas été en situation de handicap, cette affaire serait sans doute sortie plus tôt, car la parole aurait été plus facile." Elle décrit un "embarras" récurrent au "cœur de son enquête" : "Margaux m'a dit qu'elle avait hésité à porter plainte pour cette raison : elle a mis du temps à dépasser cet élément, elle avait aussi peur qu'on ne la croie pas. Elle m'a dit que s'il n'avait pas été en situation de handicap, elle l'aurait repoussé plus violemment, mais qu'elle était «bloquée par le fait qu'elle devait l'aider à se rhabiller après». Elle me l'a beaucoup dit : «Il me paraissait impossible de rhabiller ensuite quelqu'un à qui j'avais dit stop». Chloé m'a aussi expliqué qu'elle ne l'avait jamais trop rembarré ou brusqué, y compris le lendemain des faits, «parce qu'on ne fait pas ça avec une personne avec un handicap»". Dans son article qui détaille longuement le "tabou" "omniprésent" dont lui parlaient les plaignantes mais aussi leurs amis et d'autres sources, chez Les Républicains notamment, Turchi cite la déclaration de Margaux aux policiers : "Je suis maintenant persuadée qu'il utilise son handicap pour inspirer de la pitié, qu'il était parfaitement conscient de ne pas respecter mon consentement."

"Le viol est aussi une question de contrainte psychologique"

Dans un communiqué publié le 22 mai sur Facebook et envoyé à la presse, puis lors d'une conférence de presse à l'Élysée, Damien Abad "conteste avec la plus grande force les accusations de violences sexuelles" à son encontre. Il conteste aussi "avoir exercé quelque contrainte que ce soit sur aucune femme" et "tout abus de pouvoir" lié à ses anciennes fonctions. "J'ai toujours été discret sur mon handicap, écrit-il. Je suis contraint aujourd'hui de préciser que dans ma situation, l'acte sexuel ne peut survenir qu'avec l'assistance et la bienveillance de ma partenaire. Que sans le consentement et la participation pleine et entière de l'autre, rien n'est possible." 

Marine Turchi raconte à ASI avoir souhaité rencontrer Damien Abad pour un entretien, mais l'élu a refusé, préférant répondre aux "quinze questions précises, détaillées" de la journaliste par email. "Il ne répond pas à toutes mes questions, note-t-elle. [Le handicap], c'est l'unique axe de sa défense, ça me semble assez incomplet au regard de certaines de mes questions. Cela reflète aussi les préjugés qui imprègnent les affaires de violences sexuelles : au-delà de la question de la contrainte physique ou non, de manière générale, le viol est aussi une question de contrainte psychologique et morale." Elle souligne qu'il ne répond pas au sujet des SMS extrêmement insistants qu'il a envoyés à la plaignante. "Ces SMS posent déjà des questions, dit-elle. Est-ce le comportement que l'on peut attendre d'un élu ?" Elle note également que le document de réponse qui lui a été envoyé, créé par l'avocat d'Abad si l'on en croit les métadonnées, est étrangement titré "EDL", pour "éléments de langage"La défense de l'élu est reprise telle quelle dans de nombreux médias, de BFMTV au Monde, de LCI à FranceinfoLe 23 mai, il "se confie" au Figaro"Vivre ce que je vis est très difficile et franchement tout cela est vraiment bas." 

Abad précise que "ces accusations relatent des actes ou des gestes qui [lui] sont tout simplement impossibles en raison de [s]on handicap". Mais quels sont ces gestes, exactement ? Chloé accuse Damien Abad d'avoir placé de la drogue dans son verre pour lui faire perdre conscience. Elle dit s'être réveillée dans une chambre d'hôtel en sous-vêtements et ne pas savoir comment elle est arrivée là. Elle n'accuse pas Abad de l'avoir portée et déshabillée – ce qu'il ne peut pas faire, comme il le précise dans sa défense à Mediapart en expliquant être "dans l'incapacité de porter une personne, de la transporter et de la déshabiller". Il se défend en déclarant n'avoir "évidemment jamais drogué qui que ce soit". La drogue potentielle n'ayant pas un effet immédiat, elle a tout à fait pu marcher jusqu'à une chambre d'hôtel et s'y déshabiller elle-même avant de perdre conscience. De même, lorsqu'Abad déclare à Mediapart n'avoir "jamais accompagné de femme sans son consentement, que ce soit dans une chambre d’hôtel, chez [lui] ou partout ailleurs", sa déclaration exclut d'emblée la possibilité que Chloé, dans un état second, ait consenti à le suivre pour aller se reposer dans une chambre d'hôtel – elle dit qu'elle ne se souvient pas. Quant à Margaux, la question centrale de son témoignage est celle du consentement, et non d'une contrainte physique.

"Damien Abad peut faire presque tout"

À Mediapart, Abad écrit : "Mon handicap rend impossible un certain nombre d'actes sans une aide extérieure." Il "affirme qu'il n'y a eu, durant cette soirée [avec Margaux], « ni violence, ni agressivité, ni une quelconque contrainte morale », ni « d'insistance, d'irrespect ou de pratiques non consenties »." Légalement, le viol est caractérisé par un acte sexuel avec pénétration commis avec "violence, contrainte, menace ou surprise". Si sa défense, basée sur son handicap, écarte clairement la violence, et si les victimes ne parlent jamais de menace, le récit de Margaux évoque la contrainte (un rapport sexuel à l'origine consenti, et déjà en cours lorsqu'il devient non consenti car elle refuse une pratique) et celui de Chloé, la surprise (la prise non consentie de drogue). Marine Turchi écrit également que dans l'enquête policière, Damien Abad voque un «taux d'invalidité de 80 %»", ce que Margaux questionne en se référant à plusieurs de ses déclarations dans la presse, où il est décrit comme "capable de faire à peu près tout".

En effet, si Damien Abad est discret sur son handicap, le sujet est forcément abordé dans les portraits que lui ont consacré précédemment la presse – d'autant plus depuis sa campagne pour davantage d'accessibilité à l'Assemblée nationale.  En 2020, Libération le suit sur le terrain et décrit ses faits et gestes. "Damien Abad se déplace, lentement. Durant notre entretien, on le verra aussi écrire un texto, déboucher et boire une petite bouteille d'eau. Pour les tâches les plus exigeantes, son assistant fonctionnel n'est jamais loin : «Il m'aide pour l'habillement, les lacets, pour couper la viande… Tout ce qui nécessite de la force.»" Il raconte "avoir «transcendé» son handicap par le sport" : "«Gamin, j'ai fait du foot, du ski, du karting. J'ai été classé en ping-pong et j'ai des coupes de cross [...] J'avais mon parcours à moi, avec l'instit' qui m'accompagnait, et je rejoignais les autres à la fin.»" 

La même année, en avril 2020, dans un portrait que lui consacre M le magazine du Monde, Damien Abad est décrit comme "un équilibriste de haut vol"Si son handicap réduit évidemment ses mouvements et l'empêche de porter des choses lourdes, sa mobilité semble être entravée surtout au niveau de ses doigts et ses mains, selon Le Monde"Aujourd'hui, Damien Abad peut faire presque tout, à part enfiler ses chaussettes, lacer ses chaussures, boutonner sa chemise ou sa veste, porter des choses volumineuses. Pour ces gestes indispensables du quotidien, il est aidé par un assistant fonctionnel qui l’accompagne à ­l'Assemblée nationale."

Plusieurs de ses interviews télévisées et photos de ses déplacements le montrent également en mouvement. Dans un reportage de BFMTV de 2018, il parle de sa circonscription de l'Ain, un large territoire à couvrir, mais il n'y trouve "pas beaucoup de difficultés particulières, du moment que vous pouvez conduire : moi, je conduis, je me déplace," explique-t-il. Des photos le montrent décernant une médaille, d'autres tenant un micro pendant un discours. 

Abad "met en avant son handicap pour clore le débat"

Aucun média n'a comparé les précédentes déclarations d'Abad sur son handicap avec l'argument selon lequel il lui est "impossible" de commettre les actes qui lui sont reprochés. Mais quelques-uns tentent prudemment de s'en distancier. Pour Libération, le ministre "s'est employé à marteler sa ligne de défense dans les médias en se retranchant notamment derrière son handicap"Sur LCI, Ruth Elkrief explique que Damien Abad "met en avant son handicap pour expliquer qu'il ne peut pas avoir de relations sous la contrainte" et mentionne les propos de Margaux : "Moi, je sais que oui [il peut faire les actes reprochés]," dit-elle dans une vidéo envoyée à plusieurs médias, en rappelant qu'il n'y a pas eu d'expertise médicale. France Inter souligne que "l'une des deux femmes l'accuse d'avoir «usé de son handicap pour exercer une pression psychologique sur elle»."

Le journal Marianne est le seul à réellement questionner la défense de l'élu, à travers un entretien avec une avocate spécialisée qui voit dans cette affaire "un triple tabou : celui de la violence sexuelle dans le milieu politique ; celui de la sexualité des personnes handicapées ; celui des violences sexuelles lorsqu'elles sont commises par une personne en situation de handicap". Selon elle, Damien Abad "met effectivement en avant son handicap [...] pour clore le débat, car c'est une situation qui met une majorité de gens mal à l'aise. Il dit : « Regardez, ce n'est pas possible parce que je suis handicapé. »" 

À l'inverse, on trouve dans les médias les éléments de défense d'Abad. Interviewée sur BFMTV le 23 mai, l'eurodéputée Agnès Evren s'est dite "extrêmement surprise" et "même gênée" : "Compte tenu de son handicap qui est très, très lourd, j'ai été surprise de voir que de telles accusations étaient faites." Le 25 mai, c'est Alain Finkielkraut qui y va de son avis, en déclarant toujours sur BFMTV qu'Abad "ne peut pas violer une femme". Sud Ouest interviewe Muriel, l'ancienne aide-soignante de l'élu. Celle-ci estime qu'"à [s]on avis, il faut que la personne soit consentante pour avoir des relations sexuelles avec lui" et décrit ses gestes du quotidien : "Il a besoin des bras des autres [...] Il ne peut pas dégrafer quoi que ce soit. Maintenir une personne, il ne peut pas." Sur CNews, elle raconte que Damien Abad "prenait sa douche tout seul" mais qu'elle "intervenait pour l'essuyage et l'habillage"

Sur le plateau des Grandes Gueules sur RMC, une auditrice aide-soignante est interrogée en qualité d'experte et déclare que Damien Abad est "suffisamment mobile, il a une carrure assez imposante, c'est tout à fait possible qu'il ne puisse pas cesser dans son action, il a une force qui pourrait lui permettre de faire [ce dont on l'accuse]". Quant au Canard enchaîné, il titre sur le nouveau gouvernement qui "démarre avec un léger handicap". Marine Turchi soupire : "Il y a un problème [au Canard] dans la manière de traiter cette affaire. Le sujet, ce n'est pas un ministre en situation de handicap, ce sont des accusations de violences sexuelles."

Contactée, l'équipe de Damien Abad ne nous a pas répondu.

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