A69 : Pierre Fabre compare écolos et Hamas dans son "Journal d'ici"

Pauline Bock - - Coups de com' - 29 commentaires

Un virulent édito du journal hebdomadaire local de Castres, le "Journal d'ici", a comparé les militants écologistes opposés au projet de l'autoroute A69 au Hamas. Un journal qui publie des articles très positifs sur le chantier... et est en fait détenu par le groupe Pierre Fabre, dont le fondateur est l'un des champions du projet d'autoroute depuis des décennies. Zoom sur une baronnie locale.

Militants écologistes et militants du Hamas ? Même combat, en tout cas pour Pierre Archet, le directeur du Journal d'ici, le titre de presse hebdomadaire local basé à Castres et diffusé dans tout le département du Tarn (81). Dans le numéro 988 du journal, l'édition parue le 26 octobre, le directeur Pierre Archet s'est fendu d'un éditorial peu banal : titré "En vert et contre tout", le texte étrille les opposants au projet de construction de l'autoroute A69, les qualifie de "guerrilleros" et de "commandos encagoulés et armés" et les compare aux militants du Hamas.

Archet ne porte pas dans son cœur les activistes écologistes qui s'opposent à cette autoroute, censée relier Castres à Toulouse en quinze minutes de moins que la nationale déjà existante, et dénoncent un projet "destructeur, inutile et écocide". Leur appel à une manifestation "familiale et festive" les 21 et 22 octobre ? Un "mot d'ordre lénifiant" lancé par des activistes "chauffés à bloc (à Black blocks ?) par une propagande médiatique dans laquelle le militantisme décomplexé du service public de l'audiovisuel s'est une nouvelle fois distingué"Pendant la manifestation, déplore Pierre Archet, "la raison et le bon sens ont été portés disparus pendant deux jours" et "les Tarnais priés de subir se sont calfeutrés"Selon lui, le cortège des manifestants se composait pour moitié d'"écolos Bisounours venus sauver la planète", et pour le reste de "guérilleros" venus "pour mettre à sac notre terroir"Alors même, selon lui, que le chantier est "massivement soutenu par la population locale, par les acteurs économiques et par leurs élus"... Ces écologistes ne seraient donc que des "commandos encagoulés et armés venus semer la désolation dans le Tarn-sud", écrit-il carrément, accompagnés de "militants de la mouvance islamo-gauchiste, venus en nombre pratiquer la convergence des luttes entre deux manifs anti-israéliennes". Pierre Archet risque alors une comparaison que n'auraient pas osée de nombreux éditorialistes de CNews : "De même que les Palestiniens sont d'abord victimes du Hamas, le désenclavement du bassin Castres-Mazamet est devenu l'otage des écoterroristes." Rien que ça. Son édito se conclut par un tacle adressé à la députée Sandrine Rousseau, venue soutenir le mouvement anti-A69 et qualifiée par le directeur du journal de "virago wokiste" : "Si Mme Rousseau espérait se faire «déconstruire» d'un coup de matraque pour alimenter le buzz, c'est raté."

"On défend des platanes et on est comparés à des gens qui tuent"

À la lecture de cet éditorial, qu'il décrit comme "lamentable", Maxime Lacoste, élu à Saint-Sulpice-la-Pointe et opposé au projet d'autoroute A69, a été "catastrophé". "C'est en dessous de tout, dit-il à ASI. La phrase en exergue, elle est abominable. C'est délictuel, comme propos." Au-delà de cette comparaison "ordurière" avec le Hamas, Maxime Lacoste souligne que l'affirmation selon laquelle le projet de l'A69 est "massivement soutenu par la population locale, par les acteurs économiques et par leurs élus" est à prendre avec des pincettes : un sondage de l'Ifop daté du 19 octobre a observé que "61% des habitants des deux départements (du Tarn et de la Haute-Garonne, ndlr) sont favorables à l'abandon du projet" et que si "cette position est légèrement moins affirmée dans le Tarn, elle reste majoritaire (55% vs 63% en Haute-Garonne)".

Pour l'activiste Camille Étienne, qui était présente lors de la manifestation anti-A69, cet édito est "l'exemple-même de la criminalisation des écologistes", dit-elle à ASIIl y a le mot «écoterroriste» qui est en train d'infuser, il y a une invention d'informations... Beaucoup de gens sont consternés." En découvrant l'article, elle a tweeté sa colère : "On nous compare à l'organisation terroriste du Hamas pendant qu'ils se placent au même niveaux que les victimes palestiniennes." 

Une colère partagée par Amine, membre du mouvement "La voie est libre", qui organisait la manifestation des 21 et 22 octobre et dénonce des "invectives abjectes". "On a été horrifiés, dit-il. On défend des platanes et on est comparés à des gens qui tuent !" Camille Étienne souligne que ce genre de propos "ne serait jamais passé dans l'autre sens" : "Si on avait osé les comparer à ça, on aurait eu des procès en diffamation à tout va !" Elle dit attendre une réaction politique, notamment de la présidente socialiste de région Carole Delga (pro-autoroute) : "Ils ne peuvent pas se réclamer de l'État de droit et laisser passer des choses comme ça." Elle et Amine indiquent tous deux à ASI que les manifestants anti-A69 "se renseignent" actuellement sur de possibles suites judiciaires à donner à cet édito.

Directement ciblée par le texte et également présente à la manifestation, la députée EELV Sandrine Rousseau a réagi sur X (ex-Twitter) : "Quand on n'a pas d'argument pour défendre une autoroute, il ne reste que la violence." À ASI, elle ajoute : "Cet éditorial est absolument scandaleux." Quant à l'attaque qui lui est destinée, elle participe au "traitement médiatique sexiste" dont elle est la cible depuis plusieurs années maintenant, dit-elle. Mais c'est la violence des propos qui l'indigne le plus : "On nous accuse d'écoterrorisme, mais les moyens utilisés sont ceux du lexique de la violence, dit-elle à ASI. Ce sont les anti-écolos qui sont, aujourd'hui, les plus violents : ils essayent de nous faire taire par la violence." Elle-même ne compte pas engager de poursuites à titre personnel, mais soutiendra une plainte collective si "La Voie est libre" décide d'en déposer une, ajoute-t-elle.

Pierre Fabre, propriétaire du "Journal d'Ici"... et champion de l'A69

Mais pourquoi un journal local attaque-t-il aussi violemment des opposants à un projet d'autoroute ? Le Journal d'ici n'est pas un simple hebdomaire régional : il a été créé en 2003 par Pierre Fabre, le fondateur de l'entreprise pharmaceutique éponyme... qui soutient depuis des décennies le projet de construction de l'A69. Le journal est édité par "Tarn Médias", une filiale du groupe Pierre Fabre. "L'entrepreneur castrais Pierre Fabre (disparu en juillet 2013) a souhaité et encouragé la création de cet hebdo", nous apprend le site du journal sur sa page "Qui sommes-nous", en précisant que Fabre "a confié la conception et la direction à Pierre Archet".

Les liens entre la direction du Journal d'ici et Pierre Fabre ne s'arrêtent pas à Pierre Archet, qui a donc été nommé directement par Pierre Fabre avant sa disparition. Guillaume Bianne, listé sur le site du journal comme son "gérant et directeur de publication", est avant tout... attaché de direction du groupe Pierre Fabre, selon son profil LinkedIn. En appelant le standard du Journal d'ici pour tenter de joindre son directeur de la publication Guillaume Bianne, on nous a conseillé de joindre directement le groupe Pierre Fabre car "on ne le voit jamais" à la rédaction. Pierre Archet et Guillaume Bianne étaient tous deux injoignables lorsqu'ASI a souhaité leur parler : Pierre Archet nous a indiqué être "en congés à l'étranger" et ne pas pouvoir nous répondre ; Guillaume Bianne ne nous a pas répondu. La direction de la communication du groupe Pierre Fabre a indiqué à ASI que "la rédaction du Journal d’Ici est indépendante", "ses actionnaires n’interfèrent en aucune manière dans la ligne éditoriale du journal" et "ses éditoriaux n'engagent que leur auteur". 

"Ils ont monté ce journal en 2003, car ils trouvaient que la Dépêche du Midi n'était pas assez complaisante, explique Maxime Lacoste, l'élu de Saint-Sulpice-la-Pointe. Le Journal d'ici, c'est la Pravda de Pierre Fabre." Il note que le journal inclut des "publirédactionnels permanents" pour l'entreprise pharmaceutique. Si ASI n'a pas observé d'article entier dédié à la publicité du groupe Pierre Fabre dans les deux dernières éditions, on apprend par exemple au détour d'un article du numéro du 26 octobre que "le laboratoire Pierre Fabre a remis à chaque équipe de trois une dotation de produits de parapharmacie" lors d'une compétition de golf pour Octobre rose. En revanche, il n'est pas difficile de trouver des articles très positifs sur l'autoroute A69. Dans l'édition du 19 octobre, une pleine page est dédiée au projet. "Nous avons demandé leur avis à des maires, alors que les opposants ont prévu du «Ramdam sur le macadam» en fin de semaine", écrit le Journal d'ici... avant de citer cinq élus, tous extrêmement favorables au chantier. L'un "voit assez mal comment on pourrait revenir en arrière", l'autre se dit "satisfait que le chantier ait repris", un autre encore estime qu'"on ne peut plus l'arrêter", un quatrième qu'il n'y a de toute façon "aucun motif pour stopper le projet autoroutier". Pour appuyer encore un peu le propos, le Journal d'ici publie également un entretien avec un chef d'entreprise tarnais, qui est en fait le président de l'association Via81 qui milite pour la construction de l'autoroute A69, et estime tout naturellement qu'il est impossible de "faire machine arrière" afin de conclure que, de toute façon, "le monde de l'entreprise est déjà dans «l'après»"

Pour Maxime Lacoste, pas de doute : le Journal d'ici est "là pour pousser pour la construction de l'autoroute"Et ce soutien sans faille ne date pas d'hier, puisque le fondateur des laboratoires (et du journal), Pierre Fabre en personne, faisait partie de ses plus féroces défenseurs : "Dans les années 2000, Pierre Fabre, fondateur du groupe du même nom implanté à Castres, plaidait déjà pour la construction de cette autoroute", rappelait Reporterre le 24 octobre, qui relate que l'industriel voyait "ce projet comme «un outil de travail» qui permettra de connecter ses 2 500 collaborateurs tarnais et ses 1 000 employés toulousains répartis sur différents sites" et qu'au soir de sa mort en 2013, "l'industriel tarnais aurait même eu une entrevue avec François Hollande, selon des élus joints par téléphone, pour lui rappeler l'importance de cette autoroute pour le territoire"

Pour Amine, de "la Voie est libre", "cette autoroute n'a de sens que pour les très grosses entreprises qui veulent accélérer les flux de marchandises et de capitaux, pas du tout pour les gens" de la région : c'est notamment pour cela que Pierre Fabre, entreprise très implantée dans la région depuis sa création, a soutenu le projet dès les années 1990. Il cite également une enquête de Off investigation parue le 20 octobre, qui s'est intéressé aux actionnaires du projet et a révélé qu'il s'agissait de proches d'Emmanuel Macron l'ayant aidé à financer sa campagne en 2017. L'élu Maxime Lacoste décrit des "pressions" qui vont au-delà d'éditoriaux injurieux : "Il y a de grosses pressions sur les élus : la maire de Teulat, une opposante historique, s'est vue couper les subventions pour son école." En septembre, France 3 Occitanie faisait en effet état de cette décision de la sous-préfecture du Tarn de couper les subventions à cette école malgré l'augmentation des effectifs d'élèves."Les élus sont certains qu'ils paient leur engagement contre l'autoroute A69", écrivait France 3.

L'édito virulent de Pierre Archet dans le Journal d'ici illustre "le poids de l'entreprise et ce qu'elle arrive à véhiculer en terme d'information", dit Amine : Castres est la ville où le mouvement observe un soutien plus faible qu'ailleurs, selon son expérience sur le terrain. Les écologistes ne sont d'ailleurs pas les seuls cibles du directeur du journal : dans le numéro précédent, Pierre Archet étrillait dans son édito "les thuriféraires de l'idéologie immigrationniste", qu'il rendait indirectement responsables de l'attaque d'Arras qui a mené à la mort du professeur Dominique Bernard. Un de ses articles plus ancien, datant de juin 2017, qualifiait de "harkis" des politiciens de droite après les législatives - et avait suscité l'indignation de l'association des harkis de DordogneDes éditos qui auraient eu leur place dans un autre média qu'a détenu le groupe Pierre Fabre jusqu'en 2015 : Valeurs actuelles.

Pierre Archet et Guillaume Bianne étaient...

Lire sur arretsurimages.net.

Cet article est réservé aux abonné.e.s