A la télé, les Gilets jaunes entre deux injonctions contradictoires

Laélia Véron - - Avec style - 35 commentaires

Par Laélia Véron, stylisticienne

A la télé, toute prise de parole d'un Gilet jaune est minée par des exigences contradictoires.

Avec le mouvement des Gilets jaunes, voici qu'on entend de plus en plus les "gens ordinaires",  les individus lambdas, ni experts, ni politiques, ni syndicalistes, ceux que l'on n'entend habituellement que dans les micro-trottoirs, par exemple. Aux micro-trottoirs, aux reportages, succèdent les plateaux télé où le discours des Gilets jaunes peut se développer et se confronter à ceux des politiques et des journalistes. 

Cette situation paraît devoir tourner au désavantage des Gilets jaunes. Contrairement à leurs interlocuteurs, ils ne sont pas des professionnels maîtrisant les codes médiatiques. Dans un célèbre texte (Sur la télévision, 1996), Bourdieu souligne l'inégalité entre "d'un côté des professionnels de la parole, dotés de l’aptitude à manipuler le langage soutenu qui convient ; de l'autre des gens moins armés et peu habitués aux situations de prise de parole publique" dans une situation d'énonciation où "tout est fait pour favoriser les favorisés"

"Des beaufs"

Mais la pérennité du mouvement finit par jouer sur cette distribution des rôles : d'une part les Gilets jaunes peuvent élire des porte-paroles (jugés plus à l'aise que d'autres dans ce genre de situation), d'autre part le succès des actions des Gilets jaunes, l'affolement du gouvernement, le soutien de la population, peuvent déstabiliser les professionnels. Comment parlent ces Gilets jaunes, quand ils ne parlent plus entre eux, sur Facebook, mais sont confrontés aux codes médiatiques ? Et surtout comment les autres (les politiques, les journalistes dominants) considèrent-ils et elles que ces Gilets jaunes parlent, doivent parler ?

On a beaucoup entendu dire, surtout au début du mouvement, que les Gilets jaunes étaient des "beaufs". Vincent Tremolet de Villiers écrit, dans son éditorial du 11 novembre pour Le Figaro que le mouvement des Gilets jaunes représente l'opposition entre les "beaufs" des champs et les "bobos" des villes. Le correspondant à Bruxelles de Libération, Jean Quatremer, a parlé dans plusieurs tweets d'un "mouvement de beaufs [...] poujadiste et largement d'extrême droite", justifiant son diagnostic en arguant de la "violence" du mouvement et de sa "«pensée»". On notera l'emploi des guillemets qui indique que Quatremer prend de la distance avec ce mot : la pensée des Gilets jaunes ne peut pas être une vraie pensée... Le "beauf", dans l'imaginaire linguistique commun, c'est le contraire de l'urbain. Selon cet imaginaire, il n'a pas les qualités qu'on attache d'ordinaire à la notion d'urbanité, parmi lesquelles la maîtrise du langage. L'urbain, c'est celui qui sait parler avec finesse. Le "beauf", c'est celui qui est incapable tout aussi bien de comprendre que d'exprimer une pensée politique dans un langage complexe. Ce mépris envers les Gilets jaunes et leur supposée incapacité langagière peut s'exprimer de deux manières, par la condescendance paternaliste ou par la moquerie franche.

Comprennent-ils "moratoire" ?
  

La condescendance paternaliste des éditocrates n'est pas née avec le mouvement des Gilets jaunes. À chaque contestation politique, à chaque mouvement social, on entend la même litanie qui peut se décliner soit sur un mode pseudo repentant ("Nous avons manqué de pédagogie") soit plus directement accusatoire ("Vous n'avez pas compris"). Cependant, les Gilets jaunes sont particulièrement soupçonnés d'être des idiots incapables de comprendre le sens des mots (complexes) employés par le pouvoir. Caroline Roux et Bruno Jeudy (C dans l'air, 04 décembre ) s'interrogent ainsi sur la capacité des Gilets jaunes à comprendre le sens du mot "moratoire", Bruno Jeudy déclarant : "Une fois qu'ils ont fait leurs recherche sur Google, ils ont compris à peu près ce que ça voulait dire" (nous soulignons). 

On retrouve cette même opposition entre les incultes Gilets jaunes mal dégrossis et le gouvernement subtil et complexe dans la presse écrite. Pierre Rigoulet parle ainsi, dans Causeur, d'Emmanuel Macron comme d'un "intellectuel fin et sensible à la temporalité en histoire". Son conseil pour que notre fin président puisse parler de manière compréhensible aux Gilets jaunes ? "Macron doit parler simple". La structure de la phrase (sujet/groupe verbal/ adjectif à valeur adverbiale), proche de ce qu'on appelle le "français «petit nègre»"  illustre bien la vision qu'a le journaliste des capacités langagières et intellectuelles des Gilets jaunes... Cette vision méprisante peut aller de pair avec une autosatisfaction grotesque. Ainsi, même après des semaines de conflit, Gilles Le Gendre, président du groupe LREM à l'Assemblée Nationale, explique tranquillement que "l'erreur" du gouvernement a été la suivante : "Le fait d'avoir probablement été trop intelligent, trop subtil, trop technique dans les mesures du pouvoir d'achat "... 

La moquerie franche vise surtout les incorrections langagières (supposées ou réelles) des Gilets jaunes. En témoigne par exemple sur Twitter le succès de messages découpant certaines séquences de prises de parole qui ne correspondent pas à la norme scolaire, comme ici à l'égard d'un Gilet jaune disant "j'ai parti".


 Même d'un point de vue purement linguistique, le bien-fondé de la moquerie est très contestable : la variation être/avoir a longtemps été admise par les grammaires, et elle a même été considérée comme porteuse de sens, notamment quant à l'expression de l'aspect de l'action (comme dans la chanson "J'ai descendu dans mon jardin", où l'emploi du verbe "avoir" indique une action brève). Cette variation est toujours très présente dans certaines régions. Qu'elle suscite autant de réactions moqueuses montre surtout que les internautes n'ont pas l'habitude d'entendre  s'exprimer de cette manière des personnes invitées dans les médias, et portant une revendication politique.

Quand finkielkraut injurie...

On pourrait répondre qu'il est courant d'épingler les personnalités politiques sur leurs fautes de langue : les écarts de Sarkozy ont été souvent jugés incompatibles avec la dignité de la fonction présidentielle (ASI y avait même consacré une émission et un dossier). Mais quand il s'agit de Sarkozy ou de ses semblables, la critique est souvent psychologique : on leur reproche de ne pas toujours se contrôler, mais on n'en déduit généralement pas un manque de pensée politique ou une incapacité fondamentale à s'exprimer. Quand l'académicien Alain Finkielkraut lâche publiquement des injures, personne ne conclut que l'école républicaine a échoué à former les enfants de la République.

Dire que les Gilets jaunes ne savent pas parler est bien commode pour invalider l'ensemble de leur prise de parole et mettre dans le même sac, par exemple, théories du complot et revendications légitimes. L'éditorialiste Jean-Michel Aphatie (20 novembre 2018, LCI), déclare ainsi : "Comme il n'y a pas d'organisation [...] il n'y a pas de discours. Il y a des bribes de phrases ici et là qui parfois ont une forme de logique [...] et parfois, c'est n'importe quoi". On notera le vocabulaire extrêmement méprisant employé par Aphatie : même les paroles jugées peut-être recevables n'ont "qu'une forme" de logique... Un exemple de la "forme de logique "selon Aphatie ? "On ne finit pas nos fins de mois" . Un exemple du "n'importe quoi" ? "J'entendais un manifestant dire «Il faut changer de système»". La parole admise (à la rigueur) est celle de l'expérience. Une parole trop globale (trop politisée) qui vise un système dont Aphatie fait partie est balayée. Avec le temps et l'inscription plus durable de la parole des Gilets jaunes dans l'espace public, il devient difficile de simplement disqualifier le fond ou la forme de cette parole. Certains éditorialistes, comme Aphatie (16 décembre), recourent alors à la théorie du complot et dénoncent une "organisation souterraine, cachée, des tireurs de ficelles".  

"Pas un vrai gilet jaune !"

La parole du ou de la Gilet jaune est donc invalidée lorsqu'elle ne correspond pas à la norme — ou lorsqu'on décide qu'elle ne correspond pas à la norme. Mais l'inverse est tout aussi vrai. Un discours trop maîtrisé apparaît suspect : le locuteur ne serait plus alors un vrai Gilet jaune mais un professionnel politique, masqué, dissimulé derrière son gilet. Ainsi, le 8 décembre, l'éditorialiste Bruno Jeudy a vivement pris à partie, sur le plateau de BMFTV, le Gilet jaune Christophe Couderc


Visiblement agacé par la longue tirade de Christophe Couderc, qui reprochait à Macron de brader le patrimoine de la France et appuyait son propos d'exemples précis, Bruno Jeudy l'a interrompu à plusieurs reprises avec mépris, l'accusant de ne "rien révéler du tout", d'avoir des obsessions "politiques" et lui conseillant de "se présenter aux élections". Une manière de faire de son interlocuteur un professionnel politique, pour lequel le but d'une prise de parole engagée ne peut être que les élections, ce qu'a bien compris Christophe Couderc : "Est-ce vous pensez que les Gilets jaunes sont forcément illettrés ou incultes, est-ce qu'on a pas le droit d'être un simple citoyen et d'avoir une pensée politique ?" Une revendication qui enrage Bruno Jeudy lequel lui lance à plusieurs reprises "vous n'êtes pas un vrai Gilet jaune" et lui dit : "Vous ne servez pas la cause de ceux qui, sur les rond-points, se battent pour leurs fins de mois, se battent sans réfléchir… se battent sans penser... sans remettre en cause la démocratie." Qu'est-ce alors qu'un vrai Gilet jaune selon Bruno Jeudy ? Quelqu'un qui se bat "sans réfléchir", "sans penser" : quelqu'un dont la prise de parole n'indique pas de pensée, de réflexion, et ne remet donc pas en cause la démocratie telle que l'entend Bruno Jeudy – c'est-à-dire quelqu'un qui ne remet pas en cause l'ordre établi.

On peut retrouver cette image du "faux" Gilet jaune dans la confrontation entre Xavier Matthieu et la journaliste Ruth Elkrief sur BFMTV (05 décembre).


Ruth Elkrief, en lui coupant la parole, lance à Xavier Matthieu : "On voit bien que vous êtes comédien aujourd'hui". Ricanements. Et Ruth Elkrief de préciser ironiquement que Xavier Mathieu a "beaucoup de passion, beaucoup d'éloquence et beaucoup de talent. Beaucoup de talent pour la communication". De faux compliments qui visent à faire de Xavier Mathieu, ancien syndicaliste, non pas un militant sincère mais un professionnel de la communication politique. Le comédien, c'est celui qui prétend être celui qu'il n'est pas : Ruth Elkrief dit donc, indirectement, à Xavier Matthieu qu'il fait semblant d'être un Gilet jaune. Xavier Mathieu répond : "Vous ne me prendrez pas de haut, vous l'avez fait pendant deux heures envers les gens qui était en face de vous", en fustigeant son "mépris de classe" et en revendiquant l'authenticité de sa prise de parole : "Les gens qui étaient en face de vous tout à l'heure, c'était les miens. Des huit, je suis le seul à connaître ce que ces gens vivent, je suis le seul à vivre ce que ces gens vivent, je suis le seul à avoir vécu ce que ces gens vivent. Je sais ce qu'ils vivent".

La case du "plouc"

Toute prise de parole d'un Gilet jaune est minée d'avance par des injonctions contradictoires. Si cette prise de parole correspond aux clichés du discours populaire, elle s'expose à des moqueries, et à une disqualification politique immédiate : celui ou celle qui ne parle pas bien ne peut pas prétendre à une parole politique. Mais si cette parole ne déroge pas à la norme linguistique, pire, si elle paraît politiquement maîtrisée et efficace, elle est immédiatement accusée d'inauthenticité. Pour ces éditorialistes, la ou le "vrai" Gilet jaune doit entrer à tout prix dans la case du "plouc", au discours affectif, parlant de manière incorrecte, et incapable de construire un discours politique. Ces réactions montrent non seulement une stigmatisation des Gilets jaunes, une dévalorisation de toute personne n'entrant pas dans les canons linguistiques dominants, une forte volonté de leur dénier le droit à une expression politique, mais aussi une indistinction de la catégorie "Gilets jaunes". Qui sont les "Gilets jaunes" ? Les personnes qui s'expriment en tant que Gilets jaunes ne correspondent pas aux cases attendues du discours populaire, d'une part parce que les définitions de ces cases sont bien souvent fantasmées et idéologiques, mais d'autre part parce que le mouvement des gilets jaunes est sociologiquement varié. Il n'y a pas "une" identité Gilet jaune, "un" ou "une" vraie Gilet jaune et donc "un" discours Gilet jaune reconnaissable... et aisément récupérable.

Par Laélia Véron, stylisticienne

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