À la télé, le rapport du Giec vaincu par le gel

Loris Guémart - - Déontologie - Scandales à retardement - 30 commentaires

Il n'est jamais temps de parler du dérèglement climatique

Le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) rend trois rapports tous les six ans. Lundi, le dernier en date, diffusé à 17 h, recensait les solutions possibles : il reste trois ans pour espérer que le réchauffement se limite à 1,5 °C. Nous avons regardé 35 heures d'antenne des chaînes info, et les journaux télévisés : sauf France Télévisions, aucune chaîne n'a consacré plus de 2 % de son antenne au climat. Elles ont préféré demander à leurs envoyés spéciaux des reportages sur le gel. Cet article est en accès libre.

L'été dernier, Arrêt sur images avait regardé BFMTV et CNews pendant 36 h, afin de savoir si le rapport de modélisation climatique du Giec (et premier des trois rapports de cette sixième évaluation en 35 ans) y était évoqué. Résultat : moins d'une heure d'antenne sur chacune des deux chaînes info, soit 3,5 % de la durée totale – publicités pour des SUV compris –, largement remplie ce jour-là par le meurtre d'un sacristain… et le transfert du footballeur Lionel Messi au PSG. 

Le 28 février, le second rapport sur les impacts et les vulnérabilités relevait que"la multiplication des vagues de chaleur, des sécheresses et des inondations excède déjà les seuils de tolérance des végétaux et des animaux, provoquant la mortalité massive d’arbres, de coraux et d’autres espèces", 29 % des espèces étant menacées d'extinction, avec "des répercussions en cascade de plus en plus difficiles à gérer". Sans susciter beaucoup plus d'intérêt, a-t-il été relevé sur Twitter par le jeune collectif "Climat médias", tant dans les journaux télévisés que sur les chaînes d'information en continu. Mais les rédactions étaient alors absorbées par la guerre en Ukraine, avait alors argué le médiateur de France Télévisions.

De 0,05 % à 1,9 % du temps d'antenne des chaînes privées

Le troisième rapport de cette sixième évaluation, portant sur les solutions à mettre en œuvre afin de limiter les rejets de CO2, a été mis en ligne à 17 h ce lundi 4 avril, après un retard de quelques heures dû aux réticences de l'Arabie Saoudite et de l'Inde à valider le "résumé aux décideurs", a rapporté le Guardian (relayé en français par le média indépendant Vert). Des négociations à suspense permettant de nourrir les antennes des télévisions ? Que nenni ! ASI a en effet renouvelé l'expérience menée en 2021 : nous avons examiné les journaux télévisés de TF1 et de France 2, et les antennes des quatre chaînes d'information en continu, depuis les premières matinales du lundi à 6 h du matin, jusqu'à ce mardi 5 avril à 17 h, soit 24 h après la diffusion du rapport. Concernant les chaînes privées, le résultat est sans appel, avec un temps d'antenne encore réduit par rapport au rapport de l'été dernier, déjà peu couvert. 


Bon dernier, le groupe TF1 a consacré 0,7 % du temps d'antenne de ses JT au climat et au rapport du Giec (voici l'unique sujet), et même 0,05 % du temps d'antenne de LCI, soit moins d'une minute sur 35 h. Loin, très loin, très très loin des grandes promesses de sa direction, formulées par exemple le 12 octobre au festival Médias en Seine (création de Franceinfo et des médias du groupe LVMH, les Échos et le Parisien). "On a plusieurs dizaines de journalistes qui, aujourd'hui, s'emparent de ces problématiques, y compris au service politique", indiquait alors son directeur de l'information Thierry Thuillier. À moins d'une semaine de l'élection présidentielle, ce n'était pas flagrant.

Les autres chaînes privées font un peu mieux que le groupe TF1. Sur BFMTV, 4 minutes 30 ont été dédiées au rapport du Giec, soit un peu plus de 0,2 % du temps d'antenne – excepté quelques minutes supplémentaires à l'initiative de Yannick Jadot interviewé sur la chaîne, on y revient. La chaîne s'est d'ailleurs montrée beaucoup plus prolixe sur son site web (voir ici, ici ou , entre autres), notamment grâce aux dépêches AFP, que sur son antenne. Chez CNews, le rapport du Giec culmine à près de 40 minutes d'antenne, soit une proportion de 1,9 % de temps d'antenne, notamment avec de multiples rediffusions du même sujet-résumé de lundi minuit à mardi 6 h du matin, ainsi que deux débats centrés autour de Yannick Jadot mardi après-midi. Sur son site web, la chaîne s'est contentée de republier une seule dépêche AFP.

Le service public s'en tire (un peu) mieux

Sur France 2, les deux journaux télévisés de 13 h et celui de 20 h ont consacré au total 6,5 % de leur temps d'antenne au rapport du Giec et au dérèglement climatique, soit 8 minutes. La chaîne d'information en continu Franceinfo, elle, y a dédié 1 h 50, soit un peu plus de 5 % du temps total d'antenne. Et pas que la nuit, loin de là : elle est ainsi la seule chaîne info à avoir évoqué le rapport avant sa publication, lundi matin, à travers des chroniques, puis interviewé des experts lundi après-midi, et même à regretter, lors d'un débat en soirée, que l'écologie soit aux abonnées absentes de cette campagne présidentielle – alors que la prochaine évaluation des scientifiques du Giec sera rendue après l'élection présidentielle de 2027. Le tout en sus d'une flopée d'articles publiés sur son site web.

Un sujet a certes éclipsé tous les autres lundi 4 et mardi 5 avril : les crimes de guerre de l'armée russe en Ukraine. Mais bien d'autres sujets ont tout de même réussi à se frayer un chemin, citons entre autres le mauvais état des routes, le coût des produits d'hygiène, l'élection présidentielle évidemment, ainsi que quelques faits divers ou la sortie du film Qu'est-ce qu'on a tous fait au bon Dieu ?. Ainsi que le gel nocturne, dont la couverture a abouti à deux types de sujets. Une première catégorie regroupe les craintes liées à d'éventuelles coupures électriques lundi matin, liées à ce retour du froid. Une anecdote revient alors sur toutes les chaînes  : si tous les Français éteignent une ampoule, nous pourrions économiser la consommation d'une ville comme Toulouse. Aucun journaliste ne fait remarquer qu'éteindre les affichages publicitaires permettrait aussi... de limiter la surconsommation d'énergie (bonne nouvelle, réduire la consommation dans les pays les plus riches est une préconisation du Giec).

Un autre grand type de reportages lié au gel est diffusé lundi et mardi matins : le gel des cultures, raconté par des envoyés spéciaux dans les vignes et vergers de France. Mais rassurez-vous, aucune mention de l'hiver anormalement chaud, lié au  dérèglement climatique, ne sera faite sur les antennes des chaînes privées. Or... c'est cet hiver anormalement chaud qui rend les cultures plus sensibles au gel d'avril, puisque les bourgeons sont sortis trop tôt ! BFMTV parvient à cet exploit : interviewer lundi 4 avril l'agrométéorologue Serge Zaka sans lui poser une seule question sur le climat, alors qu'il avait la veille tweeté un graphique indiquant que "les bourgeons brûlent" (voir ci-dessous)– la chaîne se rattrape en reprenant l'interview sur son site web. Ce graphique, seule Franceinfo le diffuse, même si l'enjeu climatique reste lui aussi en retrait des séquences sur le froid proposées par le service public. Surtout, et là encore à la notable exception de Franceinfo, les séquences liées au gel nocturne dominent largement celles consacrées au Giec sur la période étudiée.

Depuis 2013, 0,8 % de reportages "climat" dans les JT

Nos constats sur deux jours d'antenne, à un moment censé être propice puisqu'encadrant la publication d'un tiers de l'évaluation du Giec, sont confirmés sur une bien plus longue période par le jeune collectif "Pour plus de climat dans les médias" (ou Climat médias), lancé fin 2021. Il a par exemple recensé l'évocation du climat au sein des journaux télévisés de TF1 et de France 2 depuis près d'une décennie : "0,8 % des reportages mentionnent les changements climatiques", indique-t-il sur un site dédié permettant d'accéder aux données brutes.

"On a lancé une pétition l'année dernière pour protester contre le traitement du climat sur les chaînes info, à l'occasion de la douceur de décembre", expliquent à ASI trois membres du collectif, dont le noyau dur d'une dizaine de personnes s'astreint à des recensions ainsi qu'à créer des outils techniques permettant de les automatiser. Concernant ce troisième rapport du Giec, "ce qui ressort pour l'instant est qu'on en parle très très peu", premier grand reproche du collectif envers les rédactions. L'un des membres fait remarquer qu'au journal de 20 h de TF1 lundi soir, le Giec a été évoqué une minute, après le gel des cultures et avant des sujets sur les prix à la pompe ou l'état des routes. C'est l'autre grand reproche du collectif : les journalistes parlent du cataclysme climatique d'un côté, et de sujets qui lui sont liés de l'autre, sans établir de liens. Un "biais cognitif", disent-ils.

Pourtant, le climat "pourrait être un prisme à travers lequel voir les questions d'actualités, en tout cas des liens pourraient être établis sans problème." S'ils notent, comme ASI, que la presse écrite souffre bien moins de ces travers, ils rappellent que les journaux télévisés rassemblent plus de 12 millions de personnes, raisons pour lesquelles ils se focalisent sur l'information télévisée : "Toute une partie de la population peut avoir l'impression que le problème n'existe pas, alors qu'on pense qu'il faut en parler à tout le monde, y compris ceux qui ne s'informent que par les JT et les chaînes d'info." 

Des questions "climat" aux candidats ? Non plus… 

Le collectif estime donc que "les médias n'ont pas du tout contribué à ce que le sujet du climat soit mis en avant avant la présidentielle". Exemple avec les interviews des candidats et candidates menées lundi et mardi. Chez BFMTV, Marine Le Pen est reçue une demi-heure lundi matin : aucune question liée au climat. Le lendemain matin, la situation change… mais c'est surtout à l'initiative de l'invité, Yannick Jadot. Le candidat EELV s'émeut du peu de place accordé à l'écologie dans les médias, et se fait en retour rabrouer par Apolline de Malherbe, qui rétorque que le climat ne figure qu'en sixième position des préoccupations des Français – ce qui n'est peut-être pas étranger à l'absence du sujet sur les chaînes... 

Sur CNews, aucune question liée au dérèglement climatique ne vient perturber l'échange entre Nathalie Arthaud (LO) et Laurence Ferrari mardi matin. Même constat sur LCI, de l'interview du communiste Fabien Roussel à celle de Jean-Luc Mélenchon (pourtant très favorablement évalué sur cette question par les ONG). Si Franceinfo n'a pas non plus jugé utile d'interroger Anne Hidalgo ou Nathalie Arthaud sur le sujet, elle se démarque néanmoins des chaînes privées avec une question sur le rapport du Giec à Nicolas Dupont-Aignan, avec l'interrogation d'un téléspectateur à Éric Zemmour, et par une question de téléspectateur posée à six candidats à l'élection. Laisser le climat aux questions des auditeurs a d'ailleurs aussi été le choix fait par France Inter : ce fut le cas tant lundi avec Emmanuel Macron, que mardi avec Marine Le Pen, à chaque fois en fin d'interview. Mais après tout, il nous reste encore trois ans pour tout mettre en œuvre afin que le réchauffement se limite à 1,5°C...   

Lire sur arretsurimages.net.