De Cracovie à Gaza, deux fillettes en rouge

Daniel Schneidermann - - Fictions - Obsessions - 89 commentaires

 C'est une bien ancienne émotion, une émotion engloutie, qui m'est revenue en revoyant la scène de la petite fille au manteau rouge, scène-clé de La liste de Schindler

Au coeur de l'évacuation des Juifs de Cracovie, filmée en noir et blanc, au milieu des exécutions sommaires et des cadavres, avance, seule tache de couleur, une petite fille en manteau rouge. La caméra s'attache à elle, la suit qui se faufile derrière les SS, qui entrouvre une porte, se cache, on peut la croire sauvée -elle ne le sera pas. Il est impossible de ne pas être saisi par cette scène. De ne pas s'attacher à la fillette, de ne pas vouloir la sauver, elle, que son manteau nous désigne parmi mille autres.

Quand Rafik m'a proposé de consacrer un PostPop au trentième anniversaire de La liste de Schindler, j'avais mille bonnes raisons d'être réticent. D'abord, j'étais resté sur le souvenir d'un film impur, tout au moins disqualifié par Claude Lanzmann au nom de son Shoah, ce qui revient au même. J'en restais à un "lanzmannisme" un peu dogmatique : on ne montre pas Auschwitz. On ne tente pas d'expliquer Auschwitz. Auschwitz est opaque, inexplicable, incompréhensible, et doit le rester. On contourne. On évoque, mais sans jamais montrer, Spielberg ou pas Spielberg.

Ma réticence avait une autre raison, dont je n'ai pas clairement pris conscience avant de (re) voir la scène. J'ai retrouvé intacte ce qui devait bien ressembler à mon émotion de 1994. Mais assortie d'une gêne étrange, comme si cette émotion était aujourd'hui une intruse. Comme si elle m'était à présent interdite. Tout comme en redécouvrant, à la fin du film,  l'ode chantée à Jérusalem, ma ville d'or

Finalement, après lui avoir bien fait sentir le poids de l'orthodoxie lanzmanienne, j'ai laissé Rafik décider s'il fallait faire cette émission ou pas. Après 48 heures de réflexion, il a dit banco. Et l'émission est donc ici.

Avec le recul, j'ai tenté de poser des mots sur mon embarras (je tente sur le plateau, maladroitement). Des centaines de petites filles, aujourd'hui, en manteau, en T shirt ou en pyjama rouges, sont poussées sur les routes par une armée de barbares. Et ces barbares sont les descendants de la petite fille de Spielberg, celle-là même que j'aurais tant aimé sauver. Et si les gouvernements occidentaux laissent faire ce massacre, c'est parce qu'ils n'en finissent pas, presque un siècle plus tard, d'expier de ne pas avoir bougé pour protéger les Juifs. Et dans leurs bureaux de Jérusalem ma ville d'or, les chefs de cette armée de barbares, descendants de la petite fille au manteau rouge, le savent bien, et en tirent le droit de massacrer les petites filles d'aujourd'hui.

Flotte en moi une sourde rage de floué, de grugé, de dindon de la farce tragique, que je ne sais contre qui diriger. Je n'en veux pas à Spielberg, qui n'a certainement pas eu l'intention de justifier par avance le massacre de Gaza, ni même les colonies illégales israéliennes de Cisjordanie et la spoliation des Palestiniens (encore que le processus de spoliation commence en 1967, Spielberg en a donc certainement connaissance, mais dans les années 1990 l'heure est aux espoirs de paix de Camp David et Oslo, laissant le cinéaste libre de se concentrer sur autre chose, comme l'exploration de sa propre judéité). Quand Spielberg tourne La liste de Schindler, on parle certes des colonies illégales, mais personne n'aurait l'idée d'évoquer un génocide. Si Spielberg, à l'époque, évoque des "atrocités", c'est ailleurs. "En ce moment, des événements atroces ont lieu en Bosnie ou chez les Kurdes, dit-il au Jerusalem Post lors de la sortie du film. Parfois j'ai l'impression qu'on ne consacre pas assez de notre temps afin que ces atrocités n'aient plus lieu dans le futur. C'est pourquoi j'espère qu'un tel film va en réveiller certains".

Il serait tout aussi absurde de m'en vouloir à moi-même de ma pulsion de sauvetage de la petite fille. Mais quand même, murmure en moi un vague "je me suis fait avoir", dirigé contre personne, et parfaitement vain, à la pensée de cette formidable puissance créatrice hollywoodienne, sur laquelle s'appuie, trente ans plus tard, l'impunité d'un Etat aujourd'hui génocidaire. Existera-t-il un jour un film équivalent à Schindler consacré à Gaza ? Quand l'histoire devra-t-elle commencer ? En 42 ? En 48 ? En 67 ? Le 7 octobre au matin ?

Quant à ma réticence "lanzmanienne", elle a volé en éclats. Si le génocide juif, par son échelle et son degré d'organisation et de préméditation, demeure sans équivalent dans l'Histoire, l'Histoire s'est ouverte à d'autres tragiques premières. Après le massacre -lui-même sans précédent- du 7 octobre, nous assistons par exemple, à Gaza, au premier massacre de masse "avec risque plausible de génocide", comme dit la CIJ, avec selfies, au premier selfinocide, dont non seulement les exécutants jubilent, mais où ils exhibent leur jubilation avec bénédiction de la hiérarchie, se contrefichant par avance des futurs "plus jamais ça". Le tabou lanzmannien sur la mise en spectacle d'Auschwitz, quelle justification lui reste-t-il aujourd'hui ? Si les descendants de la petite fille s'autorisent à filmer leurs tueries de Gaza, au nom de quel interdit sacraliser l'image du supplice de leurs aïeux ? Au nom de quoi continuer d'en faire un absolu ?

Reste d'ailleurs que La liste de Schindler aborde bien ce sujet d'un mystère opaque, sans réponse, mais d'une autre manière. Ce mystère est tout entier contenu dans l'âme de Schindler, magnifiquement incarné par Liam Neeson, ses vacillements, son basculement. Que pense-t-il en cochant les noms sur sa liste salvatrice ? Que pense-t-il quand il se querelle ou rit avec les SS ? Que pense-t-il quand il rit avec l'infâme Amon Goeth ? Quand exactement le profiteur de guerre se découvre-t-il l'âme d'un Juste ? Chaque pli de son visage, à chaque seconde, nous n'en finissons pas de l'examiner à la loupe, à la recherche d'une réponse qui toujours se refusera.

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