Courage, rêvons!

Thibault Prévost - - Clic gauche - 77 commentaires

Pour sa dernière, "Clic Gauche" fait dans le serein. Pas d'énervement, pas de rage, mais un encouragement à produire un imaginaire radicalement alternatif aux fantasmes techno-industriels et transhumanistes.

Cette semaine, j'ai décidé de ne pas m'énerver.

Dit comme ça, ça paraît simple, mais la difficulté avec laquelle j'attaque ce texte annonce l'ampleur de la tâche qui m'attend. Je crois que je ne sais pas écrire autrement qu'en ayant envie de brûler et guillotiner des trucs. Tous les quinze jours, cette chronique va chercher son origine dans différentes formes de rage, qui vont de la haine flamboyante au mépris glacial en passant par le dégoût, la révolte, l'indignation, la colère noire, etc. La colère est un carburant, un liquide amniotique dans lequel baignent mes réflexions technocritiques bimensuelles. C'en est même devenu, sans que je m'en rende compte, une méthodologie d'écriture. Je m'énerve d'abord, j'essaie de savoir plus sur l'objet de ma colère, ce qui a pour effet de m'énerver encore plus, et lorsque le récipient déborde, j'écris.

J'aurais pu, une fois de plus, me laisser porter. Ce ne sont pas les sujets qui manquent. J'en ai même tout un dossier, là, sur mon bureau virtuel. Des colères thématiques rangées en colonnes, prêtes à se transmuter en interminables pavés de texte. J'étais prêt à vous parler de Kiwi Farms, le sympathique portail dédié au doxing et au harcèlement de militant·es LGBTQI, qui vient d'être déplateformé par son hébergeur Cloudflare, et des questions désagréables que ça pose sur le pouvoir des hébergeurs face à la loi. J'étais déjà bouillant à l'idée d'écrire sur Ring Nation, la future télé-réalité produite par Amazon et composée uniquement d'images de caméras de surveillance connectées Ring que possède et vend Amazon. Et pour finir, j'avais aussi pensé à m'attaquerà Student Pop, la start-up française qui disrupte le job étudiant en réussissant l'exploit de le rendre encore plus précaire et moins bien payé qu'avant – ceux-là, je les garde précieusement au chaud dans un recoin de ma haine de classe. Mais j'étais un peu las. Le capitalisme de plateforme vomit chaque jour une marée d'immondices sur les rives de nos attentions, et ramasser les plus brillants pour vous les mettre sous le nez m'a soudain semblé une activité profondément puérile.

Et puis j'ai repensé à ce terrible petit bouquin de Geoffroy de Lagasnerie, Sortir de notre impuissance politique, paru en 2020, qui disait en substance et sans prendre de gants (comme face à Demorand) que la pensée de gauche radicale était en train de crever à force de se cantonner à la réaction. Ça érode, l'indignation. C'est tout le temps pareil : le camp d'en face invente une saloperie, on s'énerve, on trouve un angle bien senti et des arguments étayés pour démonter le projet, l'article paraît, le projet a quand même lieu. Reboot chaque semaine, une nouvelle pièce dans la machine. Evidemment, il reste nécessaire et urgent d'identifier, d'alerter, de contextualiser, de proposer un autre récit critique du monde. Surtout vis-à-vis d'une industrie et d'une élite technoindustrielle, celle que Mckenzie Wark appelle "classe vectorialiste", qui a su, au fil des décennies, convaincre son monde que la pérennité des civilisations humaines passait nécessairement par l'expansion infinie de sa tyrannie discrète. Et parce que sinon, l'espace informationnel finirait par ne plus devenir que de la com', et Baudrillard et Debord pourraient enfin admirer leur oracle réalisé.

Tout technocritique qu'on soit, difficile de ne pas s'enliser dans les logiques de production dictées par les plateformes ; dans cette grammaire de l'indignation vide et de la réaction instantanée, où les colères éruptent aussi vite qu'elles se dissolvent. 

Mais parfois, on se demande à quoi ça sert, tout ça. On se demande si l'on n'aurait pas un peu dévié de l'objectif initial: le long terme et le plus grand nombre, pas la mise en valeur de soi le temps d'une embrouille instantanée dans le vide social de Twitter. Il y a le risque, enfin, d'une addiction à cette colère numérisée, valorisée, monétisée. Le risque de tomber dans  ce que Lee Vinsel, chercheur technocritique à Virginia Tech, appelle la "criti-hype", ou l'exagération des risques sociaux posés par des techniques et des technologies émergentes mises au service de l'idéologie capitaliste, histoire de se faire un peu frissonner d'effroi. Oui, réfléchir à la menace d'un assassinat par un robot sexuel contrôlé à distance par un hacker, c'est drôle, mais ça n'est pas forcément dans la liste des priorités technocritiques, à une époque où les algorithmes du service public détruisent des familles entières. Tout technocritique qu'on soit, difficile de ne pas s'enliser dans les logiques de production dictées par les plateformes ; dans cette grammaire de l'indignation vide et de la réaction instantanée, où les colères éruptent aussi vite qu'elles se dissolvent. Sur Twitter, l'infinie cohorte des polémiques dessine le territoire d'un monde médiatique en suspens, autoalimenté par l'énergie dépensée par ses utilisateurs. Toute cette machinerie pour quoi ? Continuer à hurler, un jour de plus, avec la meute. Et merde.

Il existe pourtant une alternative, que l'on s'interdit par principe lorsque l'on fraye de trop près avec le journalisme et les sciences sociales : l'imaginaire, ce Xanadu peuplé d'auteurs et d'autrices de fiction, d'artistes, de conteuses, de comédiens et de penseuses iconoclastes, où les journalistes qui ne jurent que par le fait sourcé, les universitaires que par la méthode académique, ne s'aventurent pas (souvent). Se lancer dans la bataille des imaginaires est pourtant une nécessité vitale, car les factions pensantes de la civilisation technoindustrielle ne chôment pas. Avouons-le : l'hegemon technique qui possède déjà les moyens de production du présent s'est aussi arrogé le monopole de penser le futur. En 2022, constatait le sociologue Denis Colombi pour AOC, le discours de science-fiction le plus visible médiatiquement est celui… des multimilliardaires du capitalisme de plateforme, Elon Musk, Mark Zuckerberg et Jeff Bezos.

 Entre leurs mains, l'imaginaire est plus que jamais normatif. À tel point que, dans les librairies, les fins du monde occupent bien plus de place que la fin du capitalisme.

Que sont-ils ? Des imaginaires ultralibéraux faits de fuite vers des univers dérégulés (espace, métavers et crypto-utopies libertariennes), où la société n'existe que comme somme d'individualités sommées de se transcender ou de périr dans une compétition permanente du tous contre tous, sans le moindre garde-fou étatique, sous le regard panoptique des outils de surveillance hérités de la matrice coloniale. Une science-fiction totalitaire où l'économie de marché a achevé l'inféodation de l'intime, où la loi de l'offre et de la demande gouverne jusqu'à la moindre interaction humaine entre utilisateurs enfermés dans des jardins emmurés. Pour Colombi, le mariage entre la SF et les fantasmes totalitaires des grands patrons ne doit rien au hasard : le futur, dit-il, est le "temps propre du capitalisme", l'anticipation son cœur de métier. 

Bezos, Musk, Tim Cook et consorts ont bien compris l'étendue de leur pouvoir : celui de faire advenir leur visions (y compris eschatologiques), par la force ou, le plus souvent, par la persuasion à coups de milliards de dollars de marketing. Définir le mal, pour mieux vendre le remède : libre concurrence, dérégulation du marché, innovation technique, ruissellement économique, transhumanisme, IA, Web3, crypto-archipels, NFT et toutes les monstruosités venues de leur imagination de bourgeois. Entre leurs mains, l'imaginaire est plus que jamais normatif (et ça marche, regardez la cote de popularité d'Apple chez les journalistes ou le grand public). À tel point que, dans les librairies, les fins du monde occupent bien plus de place que la fin du capitalisme. Et voilà qu'à nouveau, je m'énerve. Merde.

À l'autre extrémité du rapport de force, la gauche radicale n'a pas totalement perdu la guerre des imaginaires, mais elle parvient tout juste à survivre dans les interstices numériques ingouvernés. Très, trop loin des caisses de résonance algorithmiques pour espérer faire du gramscisme efficace et combattre les discours des dominants sur leurs terres. Le web est de droite et ce n'est pas un bug, c'est une fonction. Les outils techniques de propagande du monde libéral, conçus dans ce monde par des concepteurs biaisés en sa faveur, sont dès leur émergence trop chargés politiquement pour être reconfigurables à nos objectifs. Contrairement à ce qu'adorent affirmer les "apolitiques" du secteur, non, les complexes outils informatiques ne sont pas neutres. 

Tenter un gramscisme numérique sur les plateformes du web social est à peu près aussi ardu que d'aller prôner l'anticapitalisme, le décolonialisme et l'intersectionnalité sur un plateau de CNews.

Nos applis, nos services en ligne, nos appareils, les logiciels (plus ou moins) opaques qui délimitent nos espaces numériques sont autant d'intermédiaires du monde rêvé par leurs fabricants, et autant de systèmes de contrôle du discours. Ils sont conçus pour être le plus efficaces possibles dans un espace politique capitaliste, impérialiste, bourgeois, raciste et misogyne. Tenter un gramscisme numérique sur les plateformes du web social est à peu près aussi ardu que d'aller prôner l'anticapitalisme, le décolonialisme et l'intersectionnalité sur un plateau de CNews : on n'y est tout simplement pas bienvenu·e. À tel point que parfois, la meilleure option reste encore la clandestinité algorithmique. Se replier dans l'entre-soi, pendant que la parole d'extrême droite vit sa plus belle histoire d'amour avec le néolibéralisme, aussi bien sur YouTube que sur les plateaux des mass media.


Nous avons pourtant le pouvoir, et le devoir, de répliquer à ces chimères de fuite et à ces univers en carton, parce que la vie dans le cerveau d'un Zuckerberg est inhumaine. De préférer la création à la réaction. De contre-attaquer avec des utopies émancipatrices collectives, qui privilégient la solidification et l'expansion des communs à la marchandisation du vivant. En finir avec l'héritage étouffant du cyberpunk, dystopie périmée devenue machine à fumée vidéoludique. Répondre à leur techno-féodalisme en silo par une architecture politique fluctuante, protéiforme, modulaire. Répondre à leur temps en accélération constante par une philosophie de la lenteur ; démanteler la valeur travail par la valeur existence, fracasser la surconsommation et le productivisme sur l'autosuffisance et la décroissance. Brûler les monocultures de l'esprit et collectiviser les outils de production du futur. 

Pendant que le grand patronat défigure le monde, ses vassaux technocrates l'empêchent de gigoter. Nous sommes tout seuls. Et paradoxalement, nous n'avons jamais été autant à avoir des envies d'autrement.

Puisque l'État contemporain est devenu en quelques décennies un outil docile de la classe vectorialiste (coucou Manu), il semble vain de rêver d'un grand plan de renationalisation et d'investissements publics, ni même d'attendre la moindre décision politique qui puisse contrarier les plans du nécro-capitalisme à croissance infinie. Pendant que le grand patronat défigure le monde, ses vassaux technocrates l'empêchent de gigoter. Nous sommes tout seuls. Et paradoxalement, nous n'avons jamais été autant à avoir des envies d'autrement. Alors, les fronts qui s'ouvrent sont multiples, et les sources d'inspiration infinies. Nos William Gibson, nos Octavia Butler, nos Ursula K. Le Guin et nos Donna Haraway sont déjà là : ils s'appellent Li-Cam, Alain Damasio, Mathieu Bablet, Catherine Dufour et toute l'équipe de La Volte. Ce sont eux, et tant d'autres enragé·es fertiles derrière, qui ont la charge de bâtir des potentialités, d'accoucher d'alternatives où le corps social retrouve une autonomie politique, une agentivité et une dignité. Ce sont les technocritiques passionné·es comme Hubert Guillaud, Olivier Ertzscheid, Célia Izoard et Aurore Stéphant qui ouvrent des crânes à longueur de livres, d'articles et de conférences. 

De ces fissures doivent pousser des lianes, et de ces lianes se tisser un rhizome entre nos imaginaires complémentaires, car construire une vision (hors du) numérique est par essence un travail collectif. Allons prendre exemple chez les Luddites et les Amish, cailloux dans la botte du progrès post-révolution industrielle qui ont durement gagné leur droit à la diabolisation. Redevenons insimulables, imprévisibles, ingouvernables. Ouvrons des sémiosphères, composons nos mèmes, crions nos néologismes, imprimons nos fanzines et nos manuscrits de Voynich. Rappelons-nous, en lisant le manifeste Glitch Feminism de Legacy Russell, que le virtuel peut aussi être l'espace d'émancipation par excellence, lieu de toutes les reconfigurations, de toutes les transgressions, de toutes les hybridations, au-delà de la classe, du genre et de la race. Du moins, tant qu'on reste soigneusement planqué dans la zone du dehors, loin des oligopoles du virtuel et de leurs dispositifs de réification. Rappelons-nous, en lisant Cory Doctorow, le blog The Blockchain Socialist, la communauté Crypto Leftist ou la SF anarcho-syndicaliste de Yanis Varoufakis, que certains réformistes essaient de recycler les nouveaux outils d'oppression informatique  en forces émancipatrices, et nourrissons-nous de leurs réflexions. Même si, pour beaucoup d'entre nous, et notamment Julia Laïnae, la messe de l'alternumérisme est dite, car le capital et le néolibéralisme ont salopé les cyber-utopies jusqu'à l'irrécupérable.

Investir l'imaginaire, c'est faire tomber des murs de certitudes que l'on ne voyait même plus. C'est oser affirmer qu'on ne veut plus du travail ni de la croissance économique, oser repousser de nos sphères intimes le poison des logiques marchandes jusqu'à penser la fin de l'argent, et refuser en bloc l'analogie entre évolution de sociétés humaines et folie extractiviste de quelques-uns. C'est oser penser vélo plutôt que voiture autonome, commune plutôt que pavillon, low tech, hacking, ateliers coopératifs et réparabilité plutôt qu'iPhone 14 et constellation Starlink. C'est sanctuariser les communs plutôt que le chacun-sa-gueule. C'est, comme Ivan Ilitch dès 1973 dans Énergie et Équité, oser se questionner sur nos besoins concrets, lorsque la publicité et ses infinis nous mènent tout droit au cauchemar. De quelle quantité d'énergie disposons-nous au quotidien ? De quel degré d'automatisation et de numérisation a-t-on besoin ? Quel degré d'autonomie est-on prêt à perdre au nom d'un surplus de confort ? Comment récupérer une autonomie sur des outils techniques asservissants ? Le numérique est une Zad comme une autre, dont la souveraineté passera par la réanalogisation, la décroissance, la sobriété. Il n'y a pas d'écologie punitive : il n'y a que la lucidité du désespoir face à la démence d'un capitalisme anthropophage. N'en doutez pas : face aux apôtres du toujours plus, nous sommes fondamentalement dans le vrai.

Oui, l'ici et le maintenant sont des lignes de front, où l'on a parfois envie de lâcher les armes face à l'asymétrie des rapports de pouvoir. Mais du désespoir peut naître une puissance inouïe, et cette puissance nécessite un cadre poétique.

Alors surtout, surtout, n'ayons pas peur d'y aller à fond. Hard SF, fantasy, anticipation, tout pourvu que ce soit radical. Potards à 11 dans l'irréalisme. Parce qu'en face, Bezos nous annonce 100 millions d'humains dans des cylindres géants en orbite, Ray Kurzweil nous prédit une super-IA maléfique sous vingt ans, Nick Bostrom rêve de trillions de post-humains cybernétiques disséminés dans le système Solaire, et ce genre de vision sociopathe indique au reste des dominants la direction globale à prendre pour les prochaines décennies. Alors n'ayons pas peur de nous-mêmes. Envisageons un futurisme kaléidoscopique, des anarchitectures biopunk, des îles autonomes pirates sur la Loire, des communes nomades alimentées par éoliennes, des villages perchés dans les forêts du Morvan, des multiplicités et des liminarités, des hybridations inédites entre le vivant et l'artificiel, et tout ce que mon imagination formatée de journaleux parisien CSP+ est incapable de conceptualiser. 

Alors oui, on pourra trouver indécent, déconnecté, hors-sol (rayez les mentions inutiles) d'en appeler à l'imaginaire quand le réel est au-delà de l'intolérable pour un nombre grandissant de nos camarades, et que la menace d'une nouvelle crise énergétique et financière assombrit encore le ciel des luttes à venir. Alors rappelons l'évidence : oui, l'ici et le maintenant sont des lignes de front permanentes, où l'on a parfois envie de lâcher les armes face à l'asymétrie des rapports de pouvoir. Mais du désespoir et de la rage peut naître une puissance inouïe, et cette puissance nécessite un cadre poétique. L'imaginaire n'est pas une fuite, c'est un droit de réponse à l'inhumanité du réel, une reterritorialisation de nos songes exilés.Car, pour terminer sur ce magnifique oracle de Marguerite Duras interrogée sur l'an 2000 en 1985, le futur "commencera par cela : une indiscipline. Un risque pris par [l'humain] envers lui-même." Alors devenons l'indiscipline.

PS: Comme vous l'aurez compris, ce texte est un au revoir. Clic Gauche se met en veille prolongée, sur décision unilatérale de son auteur (qui va privilégier la vie AFK pour un moment). Merci à vous tous·tes d'avoir lu, critiqué, encouragé, dépecé et digéré ces textes pendant dix-huit mois, vous êtes les vents qui font avancer ma barque.

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