Judith Godrèche et Benoît Jacquot : 35 ans de cécité médiatique
Alizée Vincent - - Médias traditionnels - 38 commentairesOu l'art de faire l'autruche quand un réalisateur martèle son attrait pour les pré-adolescentes
Le réalisateur a toujours assumé, dans la presse, son attrait pour les histoires "amoureuses" et érotiques avec des mineures. Tout comme sa relation avec Judith Godrèche, 14 ans, lorsqu'il en avait 40. Une position que les médias n'ont pas questionnée et ont même encouragée. Ce, alors que la comédienne avait déjà fait part de son malaise.
"Comment c'est possible qu'aucun journaliste, à l'époque, en 2011, j'ai envie de dire, n'ait même appelé la police ?" La comédienne Judith Godrèche, sur le plateau de Quotidien ce lundi 8 janvier, n'a pas uniquement dénoncé l'emprise du réalisateur Benoît Jacquot, lorsqu'elle avait 14 ans et lui 40. L'actrice a aussi pointé la complaisance des médias, depuis des décennies, face à cette relation. Ce cri d'indignation intervient alors qu'elle revient publiquement sur cette relation d'"emprise" depuis plusieurs semaines, dans sa série Icon of French cinema (Arte), sur les réseaux sociaux et dans les médias. Au gré de cette vague médiatique, une internaute envoie à Judith Godrèche une vieille vidéo. Un extrait d'un documentaire de Gérard Miller, L'interdit, en 2011, dans lequel Benoît Jacquot parle de sa relation avec l'actrice. Judith Godrèche le poste. C'est une déflagration.
On y voit Benoît Jacquot expliquer, face caméra, qu'il savait bien qu'entretenir une relation charnelle avec des filles de l'âge de Judith Godrèche était "une transgression, ne serait-ce qu’au regard de la loi". Il poursuit : "On n'a pas le droit, en principe, je crois. Une fille, comme elle, cette Judith qui avait en effet 15 ans, et moi 40, en principe je n'avais pas le droit, je ne crois pas. Mais ça alors, elle en avait rien à foutre et même, elle, ça l'excitait beaucoup je dirais". Plus tard, il lâche encore : "Le fait est que, d'une certaine façon, le cinéma était une sorte de couverture, au sens où on a une couverture pour tel ou tel trafic illicite". Judith Godrèche assure n'avoir pas été sollicitée par Gérard Miller, à l'époque, pour partager sa version des faits. Ni l'une ni l'autre n'ont donné suite à nos demandes d'interviews.
L'actrice raconte aujourd'hui chez Quotidien avoir tremblé "de manière compulsive" en découvrant l'extrait. "Il y a un type qui, à la télévision, dit qu’il était, à 40 ans, avec une fille de 14 ans. Il le dit en souriant, comme un dandy des temps modernes. Et il n'y a personne qui dit «allô la brigade des mineurs» ?" Dans une autre interview diffusée le même jour, sur la chaîne du youtubeur Ben Nevert, elle rappelle encore la presse à ses responsabilités : "Il y avait un côté «romantisé» par les journalistes. On parlait de nous comme un couple comme ça, un peu... on nous invitait à donner des interviews ensemble. Une fille de seize ans avec un mec de quarante ans. Du coup, les jeunes filles à l'époque se disaient «en fait, c'est cool»".
Couple glamourisé
Éplucher les prises de paroles de Benoît Jacquot ou de Judith Godrèche dans la presse (celles, du moins, archivées sur internet) confirme le tableau. Comme cet entretien pour France 3 Régions Lyon, en 1990. Judith Godrèche est majeure depuis quelques mois. Elle fait la promotion de La Désenchantée, film de Benoît Jacquot dans lequel elle incarne une fille de 17 ans qui relève un défi lancé par son petit ami : coucher avec d'autres hommes, notamment bien plus âgés, pour voir si elle "aime vraiment" son partenaire. Un scénario "inspiré de ma vie", confiait Judith Godrèche à l'Express en 2010. Sur le plateau de France 3 Régions, en 1990, le journaliste présente l'attrait pour les mineures comme parfaitement normal : "C'est un film aussi sur les rapports avec les hommes de tous les âges pour ces filles qui attirent tout le monde finalement, à cet âge-là", résume-t-il. Il interroge Judith Godrèche sur le passage de l'âge d'adolescente de son personnage à "presque l'âge de femme". La comédienne nuance : "C'est encore une enfant. Elle passe au stade d'adolescente-femme". À Benoît Jacquot, le journaliste demande si c'est bien lui qui a lancé la carrière de Judith Godrèche, lorsqu'elle était "une enfant", à l'âge de 14 ans. "Oui, je crois", répond le réalisateur en souriant. Aucune relance sur leur relation amoureuse, pourtant publique depuis le départ.
Le couple reste une référence au cours des années 2000. En 2007, sur le plateau d'On n'est pas couché, Laurent Ruquier revient sur la vie amoureuse de Judith Godrèche, alors invitée pour la promotion du dernier film dans lequel elle joue. "Votre premier grand rôle : vous avez 14 ans, c'est Les mendiants, film de Benoît Jacquot, qui va devenir, on le sait aussi, le premier homme de votre vie, on peut dire ça peut-être". La comédienne répond : "Non". Réaction de Ruquier, écroulé de rire : "À 14 ans ! Merde alors ! Qu'est-ce que je suis naïf !" Judith Godrèche tente de désamorcer l'allusion sexuelle. Plus tard, au cours de l'interview, Laurent Ruquier renchérit de sous-entendus sur l'âge de Judith Godrèche. Quatorze ans, c'est quand même "très tôt", souligne l'animateur. Très tôt pour partager le lit d'un réalisateur de quarante ans ? Non, très tôt pour démarrer "cette carrière". Ruquier repasse ensuite dans le registre lubrique, sourire en coin. "Vous deviez être très en avance sur votre âge d'après ce que j'ai cru comprendre..." Est alors diffusée une scène des Saisons du plaisir. Dedans, Judith Godrèche, 16 ans, joue une jeune fille qui doit repousser les avances sexuelles insistantes d'un vieil homme, incarné par Jean Poiret, 62 ans. La perche est parfaite, pour Laurent Ruquier. En plateau, il enchaîne."Vous n'avez pas toujours été dans les bras de messieurs plus vieux que vous...", nargue-t-il, avant de citer Léonardo DiCaprio.
L'âge de Judith Godrèche est un objet de fascination constante, mais aussi, d'erreurs. Les médias se trompent régulièrement sur l'âge qu'elle avait au début de sa relation avec Benoît Jacquot. On lit tantôt seize, tantôt quinze ans. Très rarement quatorze. Certains ne citent même pas son âge, comme le Monde, lorsque le journal chronique le documentaire de Gérard Miller, en 2011. L'article n'écrit qu'une phrase à ce sujet, pourtant au cœur des questions posées par Gérard Miller. "Le témoignage du cinéaste Benoît Jacquot, séduit par "ses" jeunes actrices, mineures au moment de leur rencontre (Judith Godrèche, Virginie Ledoyen et Isild Le Besco) peut étonner." Judith Godrèche a ainsi dû souligner, dans Quotidien, qu'elle avait bien 14 ans lors de sa rencontre avec Jacquot. Ce qu'elle a de nouveau répété sur les réseaux sociaux, pour souligner le décalage.
Judith Godrèche, "sauveuse" de Benoît Jacquot
De son côté, Benoît Jacquot nourrit lui-même cette image de couple glamour, fusionnel et évident. Il dit n'avoir fait qu'obéir aux désirs de Judith Godrèche. Un article du Monde, en 2007, sur les "égéries" de Jacquot le dit clairement : "Benoît Jacquot raconte à sa place comment elle suscita ce film sur elle". À propos de sa rencontre avec la comédienne, dans le Figaro madame, en 2009 : "Judith Godrèche, une tornade, a décidé de façon très téméraire et très amoureuse de me sauver. Elle m'a amené à réaliser un deuxième premier film". L'image de tornade plaît aux médias. Certains la reprennent, comme Libération, un an plus tard, dans un portrait de Judith Godrèche. "Bonne élève, versant littéraire, l'habituée du square du Vert-Galant envoya pourtant balader l'école à 15 ans, s'installant bientôt, à l'âge des apprentissages, avec un homme de l'âge de son père (Jacquot). Une tornade, quoi." La journaliste, Sabrina Champenois, est la seule, d'après notre recension, à s'étonner de cette liberté. Mais elle le fait en tournant sa propre question en dérision. "En digne représentante du tout-protectionnisme ambiant, on objecte : «Mais que faisaient les parents ?» Judith Godrèche :«Mon père m'a toujours considérée comme une adulte.» Et puis elle se ravise : «Je veux dire qu'il m'a toujours considérée comme quelqu'un digne de confiance.»"
On retrouve l'image de couple céleste, dans lequel Judith Godrèche est venue chercher Benoît Jacquot, pour le "sauver", dans une interview du réalisateur en 2015. Chez Libération. "C'est Judith Godrèche qui a sauvé ma vie de cinéaste", affirme-t-il. "Je projetais de changer d'existence, sans savoir quoi faire. Il a fallu que je rencontre cette très jeune fille de 15 ans, qui m'a brusqué en me demandant d'écrire très vite un film autour d'elle. J'ai saisi l'occasion, comme une dernière chance. La Désenchantée a été mon second premier film. Mais ce film, Judith l'a vraiment écrit autant que moi. À partir de là, ça m'a amené, comme par un aimant, sur le terrain des portraits de femmes : soit de très jeunes filles, soit d'actrices qui n'ont plus rien à prouver." Il résumait alors son travail ainsi, sans relance de Libération : "Mon travail de cinéaste consiste à pousser une actrice à passer un seuil. La rencontrer, lui parler, la mettre en scène, la diriger, m'en séparer, la retrouver : le mieux, pour faire tout ça, c'est encore d'être dans le même lit."
En 2016, encore, l'image de l'actrice-sauveuse-demandeuse revient sur France 5, dans une interview de Jacquot. "Il y avait la décision chez elle de me donner quelque chose d'elle dans un geste à peu près inconditionnel, qui était un geste amoureux à la vérité, et ça m'a amené à filmer autrement. Depuis, ça n'a pas cessé". Idem dans les Inrocks. "Le truc curieux avec La Désenchantée, c'est que ce n’est pas du tout moi qui me suis précipité sur Judith Godrèche. C'est plutôt elle qui a saisi le moment pour que je fasse un film avec elle et autour d'elle. Ce n'est pas un mystère que je la fréquentais de très près à l'époque." Jacquot rappelle qu'elle avait 14 ans. Le journaliste ne tique pas. Il relance le réalisateur par deux fois en évoquant le "désir" (puis le "désir narcissique") de Judith Godrèche. "Donc, toi aussi, tu as vu à ce moment-là quelque chose dans son désir que tu allais retourner à ton profit...". Jacquot joue le martyr. "Je ne l'ai pas vu, je crois. Je me suis prêté, ou donné peut-être, à ce qu'elle voulait me faire faire", avant d'ajouter une précision de poids. "Avec tout de même un pacte à la clé : si je lui donne le film, elle, en retour, se donne complètement." Mais ne vous y trompez-pas. Benoît Jacquot ne tend jamais la perche le premier. Il est "le cinéaste le plus sollicité par les actrices elles-mêmes", actrices "l'obligeant à se mettre à leur service", assure Libé, toujours en 2015.
Jacquot, l'Amoureux des "femmes"
Le tableau se répète avec d'autres actrices mineures ou très jeunes : Isild le Besco ou Virginie Ledoyen puis Léa Seydoux ou Julia Roy. À chaque fois, les médias se servent de ces histoires pour dépeindre un réalisateur quasi-féministe, qui donne de grands rôles à de jeunes inconnues. Comme dans le New York Times, en 2012, qui vend Jacquot comme un artiste "focalisé sur les rôles féminins leaders". "Elle me doit beaucoup", estime ainsi le réalisateur à propos de Virginie Ledoyen, qui était à ses 19 ans "très difficile à dévêtir", lâchait-il encore dans Paris Match. Mais l'argument éternel est celui de "l'amoureux des femmes". Toujours dans le New York Times : Jacquot "admet que le fait de tomber amoureux de toutes ces ingénues fait en quelque sorte partie de son travail." Un vrai "écolier frappé par son premier coup de foudre, dans son cœur de 65 ans", poétise le journal américain. Dans cet échange, Benoît Jacquot admet que son penchant relève de la "névrose, la pathologie". Il continuera à "chasser les jolies filles dans la rue avec sa caméra", ponctue le quotidien, "en dépit de ses décennies acharnées en quête des mystères que les créatures féminines, qui semblent volontairement mises sur Terre pour le charmer".
En 2016 encore, l'émission Entrée libre sur France 5 affirme que Benoît Jacquot "excelle dans les portraits de femmes". Le commentaire dit qu'il "découvre" les jeunes actrices. Après la collaboration amoureuse Jacquot-Godrèche, "même jeunesse inspirante et inspirée avec Isild le Besco", s'enthousiasmeFrance 5. "Je ne peux pas filmer une actrice, quelle qu'elle soit, sans être amoureux d'elle, ça je ne peux pas, au moins au moment où je tourne". Rebond de France 5 : "Après tout cela, Benoît Jacquot ne ferait-il pas quelques jaloux ?"
Les mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc n'auront pas suffi aux médias pour changer de disque. En 2019, dans Libération, Luc Le Vaillant raconte toujours, dans un portrait de Benoît Jacquot, que "«la jeune actrice» en est la force d'attraction et le moteur à réaction". Reprenant des propos du réalisateur dans le New York Times, en 2012, le journaliste assure que Jacquot "se flatte de filmer «comme on suit une fille dans la rue». Au hasard des coupures de presse, celles qu'il a fait tourner comme des robes légères parlent bien de lui." Il mentionne l'exemple Judith Godrèche, sans lui donner la parole. On apprend à la lecture que Jacquot est à nouveau en couple avec une très jeune femme. À propos de son dernier film, Dernier Amour, le journaliste écrit : "C'est comme si le conquérant amoureux crevait sous lui la paillasse de la bête de somme désirante, devenue indésirable. N'y voir aucun parallèle avec le réalisateur senior qui vit agréablement avec une actrice largement sa cadette."
Godrèche, sexualisée, pas écoutée
À l'inverse, dans les médias, Judith Godrèche est quasi systématiquement présentée comme une proie, destinée à la sexualité. Et ce, dès le plus jeune âge. Dans le sillage de Laurent Ruquier, Thierry Ardisson l'interroge, sur le plateau de Tout le monde en parle, sur une scène survenue alors que la comédienne a 13 ans. La comédienne, dit Ardisson, se jette sous une voiture, par chagrin amoureux. Elle se casse la cheville. "Le mec qui vous a ramassée", s'amuse-t-il, "il vous a emmenée dans sa voiture et il vous a dragué comme un malade". Ardisson demande : "Il s'est rien passé ?". En plateau, Laurent Baffie en rajoute une couche. "Non mais attends, une jolie fille comme ça avec la cheville brisée, tu ferais quoi, toi ?" Plus tard, un autre invité, Anthony Kavanagh continue. À propos de Judith Godrèche : "Si elle était pas mariée, je pourrais la frictionner un peu." Dans d'autres interviews chez Ardisson, on lui fait des blagues sur son "gros derche" ou ses "poils pubiens". On la présente comme "cochonne romantique" et même "salope innocente", "victime" de son "amour fusionnel". Elle, reformule sa version : "Les femmes ont tendance à se mettre au second plan quand elles sont amoureuses".
De ses relations, Judith Godrèche est loin de livrer un récit enchanté. Mais aucun média ne semble saisir la perche. À Marie-Claire, en 2004, à propos de la passion, elle admet s'être trompée, dans le passé, quand elle avait 15 ans. La passion, reprend l'actrice, est "un état que je ne veux plus subir". Pas de question de la journaliste. En 2008, dans Elle : "J'avais un rôle de muse, de femme enfant, c'était très valorisant". Puis : "J'avais cette peur idiote d'imaginer que si je réalisais (des films, ndlr), les metteurs en scène ne me donneraient plus de rôle. J'ai été émancipée à 16 ans. Mais ma vie a longtemps été guidée par les hommes". Au Figaro Madame, en 2010 : "J'ai du mal à prendre des décisions, sans doute parce que j'ai longtemps été une muse et l'objet du désir des autres. Mais désormais, c'est mon désir à moi qui compte". Les "gens", poursuivait-elle, "ont l'image d'une jeune femme haute en couleur, forte, délurée, qui va de l'avant et qui rigole tout le temps sur les plateaux de télévision. Alors qu'en fait c'est plutôt de la représentation. Je me sens plus proche d'une personne borderline et qui subit jusqu'au moment où elle met un coup de poing dans la figure de quelqu'un."
Dans l'Express, Judith Godrèche rappelle ne pas avoir cosigné certains scénarios, en tant que réalisatrice, alors qu'elle les avait bel-et-bien coécrits. Ce fut le cas notamment avec Benoît Jacquot. Le journal ne s'émeut pas de cette invisibilisation, de ce témoignage de domination, et passe à autre chose. En 2011, dans Psychologies : "J'ai été une petite fille qui a eu beaucoup de liberté et très peu de limites. Je me suis retrouvée dans une vie d'adulte très tôt. Je suppose que si j'avais eu une enfance plus cadrée et une adolescence moins agitée, j'aurais pris plus de libertés ensuite. J'ai même le sentiment d'avoir marché à reculons, parfois." Comme les médias, lorsqu'ils ignorent eux aussi des signaux évidents.